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Charlus tente sa chance

 

Le baron de Charlus est au début de La Recherche un homme un peu bizarre, très fier de sa naissance et très intelligent. En villégiature sur la côte normande, il se lie avec le narrateur, jeune adolescent naïf qui ne comprend rien à ses propositions plus ou moins décentes.

 

 

 « J’ai un autre volume de Bergotte ici, je vais vous le chercher », ajouta-t-il, et il sonna. Un groom vint au bout d’un moment. « Allez me chercher votre maître d’hôtel. Il n’y a que lui ici qui soit capable de faire une commission intelligemment, dit M. de Charlus avec hauteur. » « M. Aimé, Monsieur ? » demanda le groom. « Je ne sais pas son nom, mais si, je me rappelle que je l’ai entendu appeler Aimé. Allez vite, je suis pressé. » « Il va être tout de suite ici, monsieur, je l’ai justement vu en bas », répondit le groom qui voulait avoir l’air au courant. Un certain temps se passa. Le groom revint. «Monsieur, M. Aimé est couché. Mais je peux faire la commission. » « Non, vous n’avez qu’à le faire lever. » « Monsieur, je ne peux pas, il ne couche pas là. » « Alors, laissez-nous tranquilles. » « Mais, monsieur, dis-je, le groom parti, vous êtes trop bon, un seul volume de Bergotte me suffira. » « C’est ce qui me semble, après tout. » M. de Charlus marchait. Quelques minutes se passèrent ainsi, puis, après quelques instants d’hésitation et se reprenant à plusieurs fois, il pivota sur lui-même et, de sa voix redevenue cinglante, il me jeta : « Bonsoir, monsieur » et partit. Après tous les sentiments élevés que je lui avais entendu exprimer ce soir-là, le lendemain qui était jour de son départ, sur la plage, dans la matinée, au moment où j’allais prendre mon bain, comme M. de Charlus s’était approché de moi pour m’avertir que ma grand-mère m’attendait aussitôt que je serais sorti de l’eau, je fus bien étonné de l’entendre me dire, en me pinçant le cou, avec une familiarité et un rire vulgaires :

— Mais on s’en fiche bien de sa vieille grand-mère, hein ? petite fripouille ?

— Comment, monsieur, je l’adore !

— Monsieur, me dit-il en s’éloignant d’un pas et avec un air glacial, vous êtes encore jeune, vous devriez en profiter pour apprendre deux choses, la première c’est de vous abstenir d’exprimer des sentiments trop naturels pour n’être pas sous-entendus ; la seconde c’est de ne pas partir en guerre pour répondre aux choses qu’on vous dit avant d’avoir pénétré leur signification. Si vous aviez pris cette précaution, il y a un instant, vous vous seriez évité d’avoir l’air de parler à tort et à travers comme un sourd et d’ajouter par là un second ridicule à celui d’avoir des ancres brodées sur votre costume de bain. Je vous ai prêté un livre de Bergotte dont j’ai besoin. Faites-le moi rapporter dans une heure par ce maître d’hôtel au prénom risible et mal porté, qui je suppose n’est pas couché à cette heure-ci. Vous me faites apercevoir que je vous ai parlé trop tôt hier soir des séductions de la jeunesse, je vous aurais rendu meilleur service en vous signalant son étourderie, ses inconséquences et son incompréhension. J’espère, monsieur, que cette petite douche ne vous sera pas moins salutaire que votre bain. Mais ne restez pas ainsi immobile, vous pourriez prendre froid. Bonsoir, Monsieur.

 

 

 

Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleur.