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Les paroles gelées II

 

 Le Quart Livre, ch. LVI

 

 

Au confins du monde, sur leur bateau, les aventuriers entendent des voix effrayantes sans voir personne. Par quel prodige ?

 

Texte original

« Le pilote fit réponse : « Seigneur, de rien ne vous effrayez. Ici est le confin de la mer glaciale, sus laquelle fut au commencement de l’hiver dernier passé grosse et felonne bataille, entre les Arismapiens, et le Nephelibates. Lors gelèrent en l’air les paroles et cris des hommes et femmes, les chaplis des masses, les hurtys des harnoys, des bardes, les hennissements des chevaux, et tout effroi de combat. A cette heure la rigueur de l’hiver passée, advenente la sérénité et tempérie du bon temps, elles fondent et sont ouïes.
– Par Dieu, dit Panurge, je l’en crois. Mais en pourrions-nous voir quelqu’une ? Me souvient avoir lu que l’orée de la montagne en laquelle Moses reçut la loi des Juifs le peuple voyait les voix sensiblement.
– Tenez tenez (dit Pantagruel) voyez en ci qui encore ne sont dégelées.
Lors nous jeta sus le tillac pleines mains de paroles gelées, et semblaient dragée perlée de diverses couleurs. Nous y vîmes des mots de gueule, des mots de sinople, des mots de azur, des mots de sable, des mots dorés. Lesquels, être quelque peu échauffés entre nos mains, fondaient, comme neiges, et les oyons réellement. Mais ne les entendions. Car c’était langage Barbare. Excepté un assez grosset, lequel ayant frère Jean échauffé entre ses mains fit un son tel que font les châtaignes jetées en la braise sans être entonmées lors que s’éclatent, et nous fit tous de paour tressaillir.
« C’était (dit frère Jean) un coup de faulcon en son temps. Panurge requit Pantagruel lui en donner encore. Pantagruel lui répondit que donner paroles était acte des amoureux. – Vendez m’en doncques, disait Panurge. – C’est acte des avocats, répondit Pantagruel, vendre paroles. Je vous vendrais plutôt silence et plus chèrement, ainsi que quelquefois la vendit Démosthène moyennant son argentangine. »
Ce nonobstant il en jeta sus le tillac trois ou quatre poignées. Et y vis des paroles bien picquantes, des paroles sanglantes, lesquelles le pilote nous disait quelques fois retourner on lieu duquel étaient proférées, mais c’était la gorge coupée, des paroles horrificques, et aultres assez mal plaisantes à voir. Les quelles ensemblement fondues ouïsmes, hin, hin, hin, hin, his, ticque torche, lorgne, brededin, brededac, frr, frrr, frrr, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, traccc, trac, trr, trr, trr, trrr, trrrrrr, On, on, on, on ououououon : goth, mathagoth, et ne sait quels aultres mots barbares, et disait que c’étaient vocables du heurt et hennissement des chevaux à l’heure qu’on chocque, puis en ouïmes d’aultres grosses et rendaient son en dégelant, les unes comme de tambours, et fifres, les aultres comme de clairons et trompettes. Croyez que nous y eûmes du passetemps beaucoup. Je voulais quelques mots de gueule mettre en réserve dedans de l’huile comme l’on garde la neige et la glace, et entre du feurre bien net. Mais Pantagruel ne le voulut : disant être follie faire réserve de ce dont jamais l’on n’a faulte, et que toujours on en a main, comme sont mots de gueule entre tous bons et joyeux Pantagruelistes. »

 

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Adaptation en français moderne (version audio)

« Le pilote fit réponse : « Seigneur, ne vous effrayez de rien. Ce sont ici les confins de la mer glaciale, sur laquelle eut lieu au commencement de l’hiver dernier passé une grosse et félonne bataille, entre les Arismapiens, et les Nephelibates. Alors gelèrent en l’air les paroles et cris des hommes et femmes, les chocs des masses d’armes, les heurts des armures, des cuirasses, les hennissements des chevaux, et tout l’effroi d’un combat. Aujourd’hui, la rigueur de l’hiver passée, avec la sérénité et la douceur du beau temps, elles fondent et sont entendues.
– Par Dieu, dit Panurge, je le crois. Mais  pourrions-nous en voir une ? Il me souvient avoir lu qu’à l’orée de la montagne en laquelle Moïse reçut la loi des Juifs, le peuple voyait les voix sensiblement.
– Tenez, tenez ! dit Pantagruel. En voici qui ne sont pas encore dégelées.»
Il nous jeta alors sur le pont de pleines mains de paroles gelées, qui ressemblaient à des dragées perlées de diverses couleurs. Nous y vîmes des mots rouges, des mots verts, des mots azur, des mots noirs, des mots dorés. Lesquels, étant quelque peu échauffés entre nos mains, fondaient, comme de la neige, et nous les entendions réellement. Mais nous ne les comprenions pas, car c’était un langage barbare : excepté un assez gros, frère Jean l’ayant échauffé entre ses mains, qui fit un son tel que font les châtaignes éclatant dans les braises, et nous fit tous tressaillir de peur.
« C’était, dit frère Jean, un coup de canon en son temps. Panurge demanda à Pantagruel de lui en donner encore. Pantagruel lui répondit que donner des paroles était acte des amoureux. – Vendez m’en donc, disait Panurge. – C’est acte des avocats, répondit Pantagruel, que vendre des paroles. Je vous vendrais plutôt du silence et plus chèrement, ainsi que quelquefois le vendit Démosthène moyennant son argentangine. »
Malgré tout, il en jeta sur le pont trois ou quatre poignées. Et j’y vis des paroles bien piquantes, des paroles sanglantes, dont le pilote nous disait qu’elles retournent quelques fois au lieu où elles furent proférées, mais c’était la gorge coupée, des paroles horrificques, et d’autres assez déplaisantes à voir. Nous les entendîmes fondues ensemble, hin, hin, hin, hin, his, ticque torche, lorgne, brededin, brededac, frr, frrr, frrr, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, traccc, trac, trr, trr, trr, trrr, trrrrrr, On, on, on, on ououououon : goth, mathagoth, et je ne sais quels autres mots barbares, et il disait que c’étaient des mots du heurt et du hennissement des chevaux au moment de la charge ; puis nous en entendîmes d’autres grosses et qui rendaient un son en dégelant, les unes comme des tambours et fifres, les autres comme des clairons et trompettes. Vous pouvez croire que nous y eûmes un agréable passetemps. Je voulais mettre en réserve quelques mots de gueule dans l’huile comme l’on garde la neige et la glace, et dans de la paille bien propre. Mais Pantagruel ne le voulut pas, en disant que c’est une folie de mettre en réserve ce dont on ne manque jamais et qu’on a toujours en main, comme sont les mots de gueule entre tous bons et joyeux Pantagruelistes. »

 

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