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Bérénice

 

Avec Bérénice, Racine tente une expérimentation : porter l’intrigue à son plus simple degré d’expression. L’histoire tient en une phrase : Titus pour devenir empereur romain doit répudier Bérénice, reine de Palestine, que la loi romaine lui empêche d’épouser. La tragédie tourne toute entière autour du moment où l’empereur fait part de sa décision à Bérénice, et autour de la douleur de la séparation, source d’angoisse puis de désespoir.

 

 

Acte IV, scène 5 (extrait)

 

TITUS.

N’accablez point, Madame, un prince malheureux.

Il ne faut point ici nous attendrir tous deux.

Un trouble assez cruel m’agite et me dévore,

Sans que des pleurs si chers me déchirent encore.

Rappelez bien plutôt ce cœur, qui tant de fois

M’a fait de mon devoir reconnaître la voix.

Il en est temps. Forcez votre amour à se taire ;

Et d’un œil que la gloire et la raison éclaire

Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur.

Vous-même contre vous fortifiez mon cœur :

Aidez-moi, s’il se peut, à vaincre sa faiblesse,

À retenir des pleurs qui m’échappent sans cesse ;

Ou si nous ne pouvons commander à nos pleurs,

Que la gloire du moins soutienne nos douleurs,

Et que tout l’univers reconnaisse sans peine

Les pleurs d’un empereur et les pleurs d’une reine.

Car enfin, ma princesse, il faut nous séparer.

 

BÉRÉNICE.

Ah ! cruel, est-il temps de me le déclarer ?

Qu’avez-vous fait ? Hélas ! je me suis crue aimée.

Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée

Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois,

Quand je vous l’avouai pour la première fois ?

À quel excès d’amour m’avez-vous amenée !

Que ne me disiez-vous : « Princesse infortunée,

Où vas-tu l’engager, et quel est ton espoir ?

Ne donne point un cœur qu’on ne peut recevoir. »

Ne l’avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre,

Quand de vos seules mains ce cœur voudrait dépendre ?

Tout l’Empire a vingt fois conspiré contre nous.

Il était temps encor : que ne me quittiez-vous ?

Mille raisons alors consolaient ma misère :

Je pouvais de ma mort accuser votre père,

Le peuple, le sénat, tout l’empire romain,

Tout l’univers, plutôt qu’une si chère main.

Leur haine, dès longtemps contre moi déclarée,

M’avait à mon malheur dès longtemps préparée.

Je n’aurais pas, Seigneur, reçu ce coup cruel

Dans le temps que j’espère un bonheur immortel ;

Quand votre heureux amour peut tout ce qu’il désire,

Lorsque Rome se tait, quand votre père expire,

Lorsque tout l’univers fléchit à vos genoux,

Enfin quand je n’ai plus à redouter que vous.

 

TITUS.

Et c’est moi seul aussi qui pouvais me détruire.

Je pouvais vivre alors et me laisser séduire.

Mon cœur se gardait bien d’aller dans l’avenir

Chercher ce qui pouvait un jour nous désunir.

Je voulais qu’à mes vœux rien ne fût invincible ;

Je n’examinais rien, j’espérais l’impossible.

Que sais-je ? J’espérais de mourir à vos yeux,

Avant que d’en venir à ces cruels adieux.

Les obstacles semblaient renouveler ma flamme.

Tout l’Empire parlait ; mais la gloire, Madame,

Ne s’était point encor fait entendre à mon cœur

Du ton dont elle parle au cœur d’un empereur.

Je sais tous les tourments où ce dessein me livre ;

Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre,

Que mon cœur de moi-même est prêt à s’éloigner ;

Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner.

 

BÉRÉNICE.

Hé bien ! régnez, cruel ; contentez votre gloire :

Je ne dispute plus. J’attendais, pour vous croire,

Que cette même bouche, après mille serments

D’un amour qui devait unir tous nos moments,

Cette bouche, à mes yeux s’avouant infidèle,

M’ordonnât elle-même une absence éternelle.

Moi-même j’ai voulu vous entendre en ce lieu.

Je n’écoute plus rien ; et pour jamais, adieu.

Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous en vous-même

Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?

Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,

Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?

Que le jour recommence, et que le jour finisse,

Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,

Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?

Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus !

L’ingrat, de mon départ consolé par avance,

Daignera-t-il compter les jours de mon absence ?

Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts.

 

 

Jean Racine, Bérénice (1670)