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 Audio : Marie Bell (Phèdre) et Louise Comte (Œnone) dans une interprétation légendaire de 1953 (Comédie française)

La jalousie

 

Après que Phèdre ait avoué dans la honte son amour interdit pour Hippolyte, il lui restait à apprendre qu’Hippolyte en aime une autre… C’est le comble du désespoir pour la fille de Minos.

 

 

Acte IV, scène 5 (extrait)

 

 

PHÈDRE, ŒNONE

 

PHÈDRE.

Chère Œnone, sais-tu ce que je viens d’apprendre ?

 

ŒNONE.

Non ; mais je viens tremblante, à ne vous point mentir.

J’ai pâli du dessein qui vous a fait sortir :

J’ai craint une fureur à vous-même fatale.

 

PHÈDRE.

Œnone, qui l’eût cru ? J’avais une rivale.

 

ŒNONE.

Comment ?

 

PHÈDRE.

Hippolyte aime, et je n’en puis douter.

Ce farouche ennemi qu’on ne pouvait dompter,

Qu’offensait le respect, qu’importunait la plainte,

Ce tigre, que jamais je n’abordai sans crainte,

Soumis, apprivoisé, reconnaît un vainqueur :

Aricie a trouvé le chemin de son cœur.

 

ŒNONE.

Aricie ?

 

PHÈDRE.

Ah ! douleur non encore éprouvée !

À quel nouveau tourment je me suis réservée !

Tout ce que j’ai souffert, mes craintes, mes transports,

La fureur de mes feux, l’horreur de mes remords,

Et d’un refus cruel l’insupportable injure

N’était qu’un faible essai du tourment que j’endure.

Ils s’aiment ! Par quel charme ont-ils trompé mes yeux ?

Comment se sont-ils vus ? Depuis quand ? Dans quels lieux ?

Tu le savais. Pourquoi me laissais-tu séduire ?

De leur furtive ardeur ne pouvais-tu m’instruire ?

Les a-t-on vus souvent se parler, se chercher ?

Dans le fond des forêts allaient-ils se cacher ?

Hélas ! Ils se voyaient avec pleine licence.

Le ciel de leurs soupirs approuvait l’innocence ;

Ils suivaient sans remords leur penchant amoureux ;

Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux.

Et moi, triste rebut de la nature entière,

Je me cachais au jour, je fuyais la lumière ;

La mort est le seul dieu que j’osais implorer.

J’attendais le moment où j’allais expirer ;

Me nourrissant de fiel, de larmes abreuvée,

Encor dans mon malheur de trop près observée,

Je n’osais dans mes pleurs me noyer à loisir :

Je goûtais en tremblant ce funeste plaisir ;

Et sous un front serein déguisant mes alarmes,

Il fallait bien souvent me priver de mes larmes.

 

ŒNONE.

Quel fruit recevront-ils de leurs vaines amours ?

Ils ne se verront plus.

 

PHÈDRE.

Ils s’aimeront toujours.

Au moment que je parle, ah ! mortelle pensée !

Ils bravent la fureur d’une amante insensée.

Malgré ce même exil qui va les écarter,

Ils font mille serments de ne se point quitter.

Non, je ne puis souffrir un bonheur qui m’outrage,

Œnone. Prends pitié de ma jalouse rage,

Il faut perdre Aricie. Il faut de mon époux

Contre un sang odieux réveiller le courroux.

Qu’il ne se borne pas à des peines légères :

Le crime de la sœur passe celui des frères.

Dans mes jaloux transports je le veux implorer.

Que fais-je ? Où ma raison se va-t-elle égarer ?

Moi jalouse ! Et Thésée est celui que j’implore !

Mon époux est vivant, et moi je brûle encore !

Pour qui ? Quel est le cœur où prétendent mes vœux ?

Chaque mot sur mon front fait dresser mes cheveux.

Mes crimes désormais ont comblé la mesure.

Je respire à la fois l’inceste et l’imposture.

Mes homicides mains, promptes à me venger,

Dans le sang innocent brûlent de se plonger.

Misérable ! Et je vis ? Et je soutiens la vue

De ce sacré soleil dont je suis descendue ?

J’ai pour aïeul le père et le maître des Dieux ;

Le ciel, tout l’univers est plein de mes aïeux.

Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale.

Mais que dis-je ? Mon père y tient l’urne fatale ;

Le sort, dit-on, l’a mise en ses sévères mains :

Minos juge aux enfers tous les pâles humains.

Ah ! Combien frémira son ombre épouvantée,

Lorsqu’il verra sa fille à ses yeux présentée,

Contrainte d’avouer tant de forfaits divers,

Et des crimes peut-être inconnus aux enfers !

Que diras-tu, mon père, à ce spectacle horrible ?

Je crois voir de ta main tomber l’urne terrible ;

Je crois te voir, cherchant un supplice nouveau,

Toi-même de ton sang devenir le bourreau.

Pardonne. Un Dieu cruel a perdu ta famille ;

Reconnais sa vengeance aux fureurs de ta fille.

Hélas ! Du crime affreux dont la honte me suit

Jamais mon triste cœur n’a recueilli le fruit.

Jusqu’au dernier soupir de malheurs poursuivie,

Je rends dans les tourments une pénible vie.

 

 

Phèdre (1677)