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Le français vit de ses dialectes
Tu sauras dextrement choisir et approprier à ton œuvre les vocables les plus significatifs des dialectes de notre France, quand ceux de ta nation ne seront assez propres ni signifiants, et ne se faut soucier s’ils sont Gascons, Poitevins, Normands, Manceaux, Lyonnais, ou d’autres pays, pourvu qu’ils soient bons, et que proprement ils expriment ce que tu veux dire, sans affecter par trop le parler de la cour, lequel est quelquefois très mauvais, pour être le langage de demoiselles et de jeunes gentilhommes qui font plus profession de bien combattre que de bien parler.
Et noteras que la langue grecque n’eût jamais été si féconde et abondante en dialectes et en mots, comme elle est, sans le grand nombre des Républiques qui fleurissaient en ce temps-là, lesquelles, comme amoureuses de leur bien propre, voulaient que leurs doctes citoyens écrivissent au langage particulier de leur nation. Et de là sont venus une infinité de dialectes, phrases et manières de parler qui portent encore aujourd’hui sur le front la marque de leur pays naturel, lesquelles étaient tenues indifféremment bonnes par les doctes plumes qui écrivaient en ce temps-là : car un pays ne peut jamais être si parfait en tout, qu’il ne puisse encore quelquefois emprunter je ne sais quoi de son voisin, et ne fais point de doute que s’il y avait encore en France des Ducs de Bourgogne, Picardie, Normandie, Bretagne, Champagne, Gascogne, qu’ils ne désirassent pour un extrême honneur que leurs sujets écrivissent en la langue de leur pays naturel ; car les princes ne doivent être moins curieux d’agrandir les bornes de leur seigneurie, que d’étendre, à l’imitation des Romains, le langage de leur pays par toutes nations.
Mais aujourd’hui, pour ce que notre France n’obéit qu’à un seul roi, sommes contraints, si nous voulons parvenir à quelque honneur, de parler son langage courtisan ; autrement notre labeur, tant docte qu’il soit, serait estimé peu de chose, ou (peut-être) totalement méprisé. Et pour ce que les biens et faveurs viennent de tel endroit, il faut bien souvent ployer sous le jugement d’une damoiselle ou d’un jeune courtisan, encore qu’ils se connaissent d’autant moins en la bonne et vraie poésie qu’ils font exercice des armes et autres plus honorables métiers.
Extrait de L’art poétique, 1565