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Julie ou La nouvelle Héloïse

 

 Livre I – lettre III, à Mme d’Orbe

 

Rousseau n’attache aucune valeur morale à la culture européenne de son temps, et il ne supporte pas l’injustice. Il s’élève donc logiquement avec une grande violence contre la colonisation et l’esclavagisme.

J’ai séjourné trois mois dans une île déserte et délicieuse, douce et touchante image de l’antique beauté de la nature, et qui semble être confinée au bout du monde pour y servir d’asile à l’innocence et à l’amour persécutés ; mais l’avide Européen suit son humeur farouche en empêchant l’Indien paisible de l’habiter, et se rend justice en ne l’habitant pas lui-même.

J’ai vu sur les rives du Mexique et du Pérou le même spectacle que dans le Brésil : j’en ai vu les rares et infortunés habitants, tristes restes de deux puissants peuples, accablés de fers, d’opprobre et de misères au milieu de leurs riches métaux, reprocher au ciel en pleurant les trésors qu’il leur a prodigués. J’ai vu l’incendie affreux d’une ville entière sans résistance et sans défenseurs. Tel est le droit de la guerre parmi les peuples savants, humains et polis de l’Europe ; on ne se borne pas à faire à son ennemi tout le mal dont on peut tirer du profit : mais on compte pour un profit tout le mal qu’on peut lui faire à pure perte. J’ai côtoyé presque toute la partie occidentale de l’Amérique, non sans être frappé d’admiration en voyant quinze cents lieues de côte et la plus grande mer du monde sous l’empire d’une seule puissance qui tient pour ainsi dire en sa main les clefs d’un hémisphère du globe.

(…) J’ai surgi dans une seconde île déserte, plus inconnue, plus charmante encore que la première, et où le plus cruel accident faillit à nous confiner pour jamais. Je fus le seul peut-être qu’un exil si doux n’épouvanta point. Ne suis-je pas désormais partout en exil ? J’ai vu dans ce lieu de délices et d’effroi ce que peut tenter l’industrie humaine pour tirer l’homme civilisé d’une solitude où rien ne lui manque, et le replonger dans un gouffre de nouveaux besoins.

J’ai vu dans le vaste Océan, où il devrait être si doux à des hommes d’en rencontrer d’autres, deux grands vaisseaux se chercher, se trouver, s’attaquer, se battre avec fureur, comme si cet espace immense eût été trop petit pour chacun d’eux. Je les ai vus vomir l’un contre l’autre le fer et les flammes. Dans un combat assez court, j’ai vu l’image de l’enfer ; j’ai entendu les cris de joie des vainqueurs couvrir les plaintes des blessés et les gémissements des mourants. J’ai reçu en rougissant ma part d’un immense butin ; je l’ai reçu, mais en dépôt ; et s’il fut pris sur des malheureux, c’est à des malheureux qu’il sera rendu.

J’ai vu l’Europe transportée à l’extrémité de l’Afrique par les soins de ce peuple avare, patient et laborieux, qui a vaincu par le temps et la constance des difficultés que tout l’héroïsme des autres peuples n’a jamais pu surmonter. J’ai vu ces vastes et malheureuses contrées qui ne semblent destinées qu’à couvrir la terre de troupeaux d’esclaves. A leur vil aspect j’ai détourné les yeux de dédain, d’horreur et de pitié ; et, voyant la quatrième partie de mes semblables changée en bêtes pour le service des autres, j’ai gémi d’être homme.

 

 

 

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