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Le duc de Bourbon

 

 

Tome 8, chapitre 6.

 

C’était un homme très considérablement plus petit que les plus petits hommes, qui sans être gras était gros de partout, la tête grosse à surprendre, et un visage qui faisait peur. On disait qu’un nain de Mme la Princesse en était cause. Il était d’un jaune livide, l’air presque toujours furieux, mais en tout temps si fier, si audacieux, qu’on avait peine à s’accoutumer à lui. Il avait de l’esprit, de la lecture, des restes d’une excellente éducation, de la politesse et des grâces même quand il voulait, mais il voulait très rarement ; il n’avait ni l’avarice, ni l’injustice, ni la bassesse de ses pères, mais il en avait toute la valeur, et montré de l’application et de l’intelligence à la guerre. (…) Sa férocité était extrême et se montrait en tout. C’était une meule toujours en l’air qui faisait fuir devant elle, et dont ses amis n’étaient jamais en sûreté, tantôt par des insultes extrêmes, tantôt par des plaisanteries cruelles en face, et des chansons qu’il savait faire sur-le-champ qui emportaient la pièce et qui ne s’effaçaient jamais ; aussi fut-il payé en même monnaie plus cruellement encore. D’amis il n’en eut point, mais des connaissances plus familières, la plupart étrangement choisies, et la plupart obscures comme il l’était lui-même autant que le pouvait être un homme de ce rang. Ces prétendus amis le fuyaient, il courait après eux pour éviter la solitude, et quand il en découvrit quelque repas, il y tombait comme par la cheminée, et leur faisait une sortie de s’être cachés de lui. J’en ai vu quelquefois, M. de Metz, M. de Castries et d’autres, désolés.

Ce naturel farouche le précipita dans un abus continuel de tout et dans l’applaudissement de cet abus qui le rendit intraitable, et si ce terme pouvait convenir à un prince du sang, dans cette sorte d’insolence qui a plus fait détester les tyrans que leur tyrannie même. Les embarras domestiques, les élans continuels de la plus furieuse jalousie, les vifs piquants d’en sentir sans cesse l’inutilité, un contraste sans relâche d’amour et de rage conjugale, le déchirement de l’impuissance dans un homme si fougueux et si démesuré, le désespoir de la crainte du roi, et de la préférence de M. le prince de Conti sur lui, dans le cœur, dans l’esprit, dans les manières même de son propre père, la fureur de l’amour et de l’applaudissement universel pour ce même prince, tandis qu’il n’éprouvait que le plus grand éloignement du public, et qu’il se sentait le fléau de son plus intime domestique, la rage du rang de M. le duc d’Orléans et de celui des bâtards, quelque profit qu’il en sût usurper, toutes ces furies le tourmentèrent sans relâche et le rendirent terrible comme ces animaux qui ne semblent nés que pour dévorer et pour faire la guerre au genre humain ; aussi les insultes et les sorties étaient ses délassements, dont son extrême orgueil s’était fait une habitude, et dans laquelle il se complaisait.

 

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Duc de Saint-Simon, Mémoires, Tome VIII, ch. 6 (posthume)