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Premier amour

 

 

Extrait de la Vie de Henry Brulard, autobiographie de Stendhal.

 

Dans ce récit autobiographique qu’il n’a jamais publié, Stendhal raconte sa vie de son enfance à son départ pour la deuxième campagne d’Italie, âgé de dix-sept ans. Stendhal n’a pas aimé son enfance ni son adolescence, ni sa ville d’origine, Grenoble, mais toutes les pages de ce livre sont nimbées d’un charme qui n’appartient qu’à elles. Ci dessous un extrait du troisième chapitre.

 

« Ici commencent mes malheurs.

Mais je diffère depuis longtemps un récit nécessaire, un des deux ou trois peut-être qui me feront jeter ces mémoires au feu.

Ma mère, madame Henriette Gagnon, était une femme charmante et j’étais amoureux de ma mère.

Je me hâte d’ajouter que je la perdis quand j’avais sept ans.

En l’aimant à six ans peut-être (1789), j’avais absolument le même caractère que, en 1828, en aimant à la fureur Alberthe de Rubempré. Ma manière d’aller à la chasse du bonheur n’avait au fond nullement changé, il n’y a que cette seule exception : j’étais, pour ce qui constitue le physique de l’amour, comme César serait, s’il revenait au monde pour l’usage du canon et des petites armes. Je l’eusse bien vite appris et cela n’eût rien changé au fond de ma tactique.

Je voulais couvrir ma mère de baisers et qu’il n’y eût pas de vêtements. Elle m’aimait à la passion et m’embrassait souvent, je lui rendais ses baisers avec un tel feu qu’elle était souvent obligée de s’en aller. J’abhorrais mon père quand il venait interrompre nos baisers. Je voulais toujours les lui donner à la gorge. Qu’on daigne se rappeler que je la perdis, par une couche, quand à peine j’avais sept ans.

Elle avait de l’embonpoint, une fraîcheur parfaite, elle était fort jolie, et je crois que seulement elle n’était pas assez grande. Elle avait une noblesse et une sérénité parfaite dans les traits ; brune, vive, avec une vraie cour et souvent elle manqua de commander à ses trois servantes et enfin lisait souvent dans l’original la Divine Comédie de Dante, dont j’ai trouvé bien plus tard cinq à six livres d’éditions différentes dans son appartement resté fermé depuis sa mort.

Elle périt à la fleur de la jeunesse et de la beauté, en 1790, elle pouvait avoir vingt-huit ou trente ans.

Là commence ma vie morale.

Ma tante Séraphie osa me reprocher de ne pas pleurer assez. Qu’on juge de ma douleur et de ce que je sentis ! Mais il me semblait que je la reverrais le lendemain : je ne comprenais pas la mort.

Ainsi, il y a quarante-cinq ans que j’ai perdu ce que j’aimais le plus au monde*.

Elle ne peut pas s’offenser de la liberté que je prends avec elle en révélant que je l’aimais ; si je la retrouve jamais, je le lui dirais encore. D’ailleurs, elle n’a participé en rien à cet amour. Elle n’en agit pas à la Vénitienne, comme Madame Benzoni avec l’auteur de Nella. Quant à moi, j’étais aussi criminel que possible, j’aimais ses charmes avec fureur.

Un soir, comme par quelque hasard on m’avait mis coucher dans sa chambre par terre, sur un matelas, cette femme vive et légère comme une biche sauta par-dessus mon matelas pour atteindre plus vite à son lit.

Sa chambre est restée fermée dix ans après sa mort*. Mon père me permit avec difficulté d’y placer un tableau de toile cirée et d’y étudier les mathématiques en 1798, mais aucun domestique n’y entrait, il eût été sévèrement grondé, moi seul j’en avais la clef. Ce sentiment de mon père lui fait beaucoup d’honneur à mes yeux, maintenant que j’y réfléchis. »

 

 

 

***