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Les Travailleurs de la mer

 

Deuxième partie, livre 3, ch. 2 : Les vents du large

 

« Christophe Colomb, les voyant venir vers la Pinta, montait sur le pont et leur adressait les premiers versets de l’évangile selon saint Jean. Surcouf les insultait. Voici la clique, disait-il. Napier leur tirait des coups de canon. Ils ont la dictature du chaos.

Ils ont le chaos. Qu’en font-ils ? On ne sait quoi d’implacable. La fosse aux vents est plus monstrueuse que la fosse aux lions. Que de cadavres sous ces plis sans fond ! Les vents poussent sans pitié la grande masse obscure et amère. On les entend toujours, eux ils n’écoutent rien. Ils commettent des choses qui ressemblent à des crimes. On ne sait sur qui ils jettent les arrachements blancs de l’écume. Que de férocité impie dans le naufrage ! Quel affront à la providence ! Ils ont l’air par moment de cracher sur Dieu. Ils sont les tyrans des lieux inconnus. Luoghi spaventosi, murmuraient les marins de Venise.

Les espaces frémissants subissent leurs voies de fait. Ce qui se passe dans ces grands abandons est inexprimable. Quelqu’un d’équestre est mêlé à l’ombre. L’air fait un bruit de forêt. On n’aperçoit rien, et l’on entend des cavaleries. Il est midi, tout à coup il fait nuit ; un tornado passe ; il est minuit, tout à coup il fait jour ; l’effluve polaire s’allume. Des tourbillons alternent en sens inverse, sorte de danse hideuse, trépignement des fléaux sur l’élément. Un nuage trop lourd se casse par le milieu, et tombe en morceaux dans la mer. D’autres nuages, pleins de pourpre, éclairent et grondent, puis s’obscurcissent lugubrement ; le nuage vidé de foudre noircit, c’est un charbon éteint. Des sacs de pluie se crèvent en brume. Là une fournaise où il pleut ; là une onde d’où se dégage un flamboiement. Les blancheurs de la mer sous l’averse éclairent des lointains surprenants ; on voit se déformer des épaisseurs où errent des ressemblances. Des nombrils monstrueux creusent les nuées. Les vapeurs tournoient, les vagues pirouettent ; les naïades ivres roulent ; à perte de vue, la mer massive et molle se meut sans se déplacer ; tout est livide ; des cris désespérés sortent de cette pâleur.

Au fond de l’obscurité inaccessible, de grandes gerbes d’ombre frissonnent. Par moments, il y a paroxysme. La rumeur devient tumulte, de même que la vague devient houle. L’horizon, superposition confuse de lames, oscillation sans fin, murmure en basse continue ; des jets de fracas y éclatent bizarrement ; on croit entendre éternuer des hydres. Des souffles froids surviennent, puis des souffles chauds. La trépidation de la mer annonce une épouvante qui s’attend à tout. Inquiétude. Angoisse. Terreur profonde des eaux. Subitement, l’ouragan, comme une bête, vient boire à l’océan ; succion inouïe ; l’eau monte vers la bouche invisible, une ventouse se forme, la tumeur enfle ; c’est la trombe, le prester des anciens, stalactite en haut, stalagmite en bas, double cône inverse tournant, une pointe en équilibre sur l’autre, baiser de deux montagnes, une montagne d’écume qui s’élève, une montagne de nuée qui descend ; effrayant coït de l’onde et de l’ombre. La trombe, comme la colonne de la bible, est ténébreuse le jour et lumineuse la nuit. Devant la trombe le tonnerre se tait. Il semble qu’il ait peur.

Le vaste trouble des solitudes a une gamme ; crescendo redoutable : le grain, la rafale, la bourrasque, l’orage, la tourmente, la tempête, la trombe ; les sept cordes de la lyre des vents, les sept notes de l’abîme. Le ciel est une largeur, la mer est une rondeur ; une haleine passe, il n’y a plus rien de tout cela, tout est furie et pêle-mêle.

Tels sont ces lieux sévères.

Les vents courent, volent, s’abattent, finissent, recommencent, planent, sifflent, mugissent, rient ; frénétiques, lascifs, effrénés, prenant leurs aises sur la vague irascible. Ces hurleurs ont une harmonie. Ils font tout le ciel sonore. Ils soufflent dans la nuée comme dans un cuivre, ils embouchent l’espace ; et ils chantent dans l’infini, avec toutes les voix amalgamées des clairons, des buccins, des olifants, des bugles et des trompettes, une sorte de fanfare prométhéenne. Qui les entend écoute Pan. Ce qu’il y a d’effroyable, c’est qu’ils jouent. Ils ont une colossale joie composée d’ombre. Ils font dans les solitudes la battue des navires. Sans trêve, jour et nuit, en toute saison, au tropique comme au pôle, en sonnant dans leur trompe éperdue, ils mènent, à travers les enchevêtrements de la nuée et de la vague, la grande chasse noire des naufrages. Ils sont des maîtres de meutes. Ils s’amusent. Ils font aboyer après les roches les flots, ces chiens. Ils combinent les nuages, et les désagrègent. Ils pétrissent, comme avec des millions de mains, la souplesse de l’eau immense. »

 

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