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Dictionnaire philosophique

 

Voltaire a collaboré à l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Mais cet ouvrage très ambitieux coûtait très cher, et bien peu de personnes pouvaient se l’offrir. Dans le but de diffuser ses idées beaucoup plus largement, il eut l’idée d’écrire un « Dictionnaire philosophique portatif » qui lui paraissait plus apte à « écraser l’infâme », c’est-à-dire le fanatisme et la superstition.

Cuissage ou culage

 

(…) Il est étonnant que dans l’Europe chrétienne on ait fait très longtemps une espèce de loi féodale, et que du moins on ait regardé comme un droit coutumier l’usage d’avoir le pucelage de sa vassale. La première nuit des noces de la fille au vilain appartenait sans contredit au seigneur.

Ce droit s’établit comme celui de marcher avec un oiseau sur le poing, et de se faire encenser à la messe. Les seigneurs, il est vrai, ne statuèrent pas que les femmes de leurs vilains leur appartiendraient, ils se bornèrent aux filles ; la raison en est plausible. Les filles sont honteuses, il faut un peu de temps pour les apprivoiser. La majesté des lois les subjugue tout d’un coup ; les jeunes fiancées donnaient donc sans résistance la première nuit de leurs noces au seigneur châtelain, ou au baron, quand il les jugeait dignes de cet honneur.

On prétend que cette jurisprudence commença en Écosse ; je le croirais volontiers : les seigneurs écossais avaient un pouvoir encore plus absolu sur leurs clans que les barons allemands et français sur leurs sujets.

Il est indubitable que des abbés, des évêques, s’attribuèrent cette prérogative en qualité de seigneurs temporels : et il n’y a pas bien longtemps que des prélats se sont désistés de cet ancien privilége pour des redevances en argent, auxquelles ils avaient autant de droit qu’aux pucelages des filles.

Mais remarquons bien que cet excès de tyrannie ne fut jamais approuvé par aucune loi publique. Si un seigneur ou un prélat avait assigné par-devant un tribunal réglé une fille fiancée à un de ses vassaux pour venir lui payer sa redevance, il eût perdu sans doute sa cause avec dépens.

Saisissons cette occasion d’assurer qu’il n’y a jamais eu de peuple un peu civilisé qui ait établi des lois formelles contre les mœurs ; je ne crois pas qu’il y en ait un seul exemple. Des abus s’établissent, on les tolère ; ils passent en coutume ; les voyageurs les prennent pour des lois fondamentales.

 

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Extrait du Dictionnaire philosophique de Voltaire (1764).