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Au Bonheur des dames

 

  

« Au Bonheur des dames » : c’est le nom du magasin conçu par Octave Mouret, entrepreneur visionnaire qui veut démocratiser le luxe, et tirer les prix vers le bas. Dans ce monde où les salariés n’ont aucun droit, Denise termine sa première journée de travail.

 

Comme tous les soirs, Lhomme, premier caissier de la vente, venait de centraliser les recettes particulières de chaque caisse ; après les avoir additionnées, il affichait la recette totale, en embrochant dans sa pique de fer la feuille où elle était inscrite ; et il montait ensuite cette recette à la caisse centrale, dans un portefeuille et dans des sacs, selon la nature du numéraire. Ce jour-là, l’or et l’argent dominaient, il gravissait lentement l’escalier, portant trois sacs énormes. Privé de son bras droit, coupé au coude, il les serrait de son bras gauche contre sa poitrine, il en maintenait un avec son menton, pour l’empêcher de glisser. Son souffle fort s’entendait de loin, il passait, écrasé et superbe, au milieu du respect des commis.

— Combien, Lhomme ? demanda Mouret.

Le caissier répondit :

— Quatre-vingt mille sept cent quarante-deux francs dix centimes !

Un rire de jouissance souleva le Bonheur des Dames. Le chiffre courait. C’était le plus gros chiffre qu’une maison de nouveautés eût encore jamais atteint en un jour.

Et, le soir, lorsque Denise monta se coucher, elle s’appuyait aux cloisons de l’étroit corridor, sous le zinc de la toiture. Dans sa chambre, la porte fermée, elle s’abandonna sur le lit, tellement les pieds lui faisaient du mal. Longtemps, elle regarda d’un air hébété la table de toilette, l’armoire, toute cette nudité d’hôtel garni. C’était donc là qu’elle allait vivre ; et sa première journée se creusait, abominable, sans fin. Jamais elle ne trouverait le courage de la recommencer. Puis, elle s’aperçut qu’elle était vêtue de soie ; cet uniforme l’accablait, elle eut l’enfantillage, pour défaire sa malle, de vouloir remettre sa vieille robe de laine, restée au dossier d’une chaise. Mais quand elle fut rentrée dans ce pauvre vêtement à elle, une émotion l’étrangla, les sanglots qu’elle contenait depuis le matin crevèrent brusquement en un flot de larmes chaudes. Elle était retombée sur le lit, elle pleurait au souvenir de ses deux enfants, elle pleurait toujours sans avoir la force de se déchausser, ivre de fatigue et de tristesse.

 

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 Émile Zola, Au Bonheur des dames (1883)