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La Bête humaine

 

  

Séverine aime Jacques. Jacques aime Séverine. Le mari est un gêneur, aussi elle décide Jacques à le tuer. Mais elle ignore que Jacques est sujet à des pulsions meurtrières incontrôlables, et que son désir pour elle a une face morbide.

 

Séverine, dans ce lit, où ils s’étaient aimés pendant les heures brûlantes et noires de la nuit précédente, ne bougeait toujours pas. La tête immobile sur l’oreiller, elle le suivait d’un va-et-vient du regard, anxieuse elle aussi, agitée de la crainte que, cette nuit-là encore, il n’osât point. En finir, recommencer, elle ne voulait que cela, au fond de son inconscience de femme d’amour, complaisante à l’homme, toute à celui qui la tenait, sans cœur pour l’autre qu’elle n’avait jamais désiré. On s’en débarrassait, puisqu’il gênait, rien n’était plus naturel ; et elle devait réfléchir, pour s’émouvoir de l’abomination du crime : dès que l’image du sang, des complications horribles s’effaçait de nouveau, elle retombait à son calme souriant, avec son visage d’innocence, tendre et docile. Cependant, elle, qui croyait bien connaître Jacques, s’étonnait. Il avait sa tête ronde de beau garçon, ses cheveux frisés, ses moustaches très noires, ses yeux bruns diamantés d’or ; mais sa mâchoire inférieure avançait tellement, dans une sorte de coup de gueule, qu’il s’en trouvait défiguré. En passant près d’elle, il venait de la regarder, comme malgré lui, et l’éclat de ses yeux s’était terni d’une fumée rousse, tandis qu’il se rejetait en arrière, d’un recul de tout son corps. Qu’avait-il donc à l’éviter ? Était-ce que son courage, une fois de plus, l’abandonnait ? Depuis quelque temps, dans l’ignorance du continuel danger de mort où elle était avec lui, elle expliquait la peur sans cause, instinctive, qu’elle éprouvait, par le pressentiment d’une rupture prochaine. Brusquement, elle eut la conviction que, si, tout à l’heure, il ne pouvait frapper, il fuirait pour ne plus jamais revenir. Alors, elle décida qu’il tuerait, qu’elle saurait lui en donner la force, s’il en était besoin. À ce moment, un nouveau train passait, un train de marchandises interminable, dont la queue de wagons semblait rouler depuis une éternité, dans le silence lourd de la chambre. Et, soulevée sur un coude, elle attendait que cette secousse d’ouragan se fût perdue au loin, au fond de la campagne endormie :

— Encore un quart d’heure, dit Jacques tout haut. Il a dépassé le bois de Bécourt, il est à moitié route. Ah ! que c’est long !

Mais, comme il revenait vers la fenêtre, il trouva, debout devant le lit, Séverine en chemise.

— Si nous descendions avec la lampe, expliqua-t-elle. Tu verrais l’endroit, tu te placerais, je te montrerais comment j’ouvrirai la porte et quel mouvement tu auras à faire.

Lui, tremblant, reculait.

— Non, non ! pas la lampe !

— Écoute donc, nous la cacherons ensuite. Il faut pourtant se rendre compte.

— Non, non ! recouche-toi !

Elle n’obéissait pas, elle marchait sur lui, au contraire, avec le sourire invincible et despotique de la femme qui se sait toute-puissante par le désir. Quand elle le tiendrait dans ses bras, il céderait à sa chair, il ferait ce qu’elle voudrait. Et elle continuait de parler, d’une voix de caresse, pour le vaincre.

— Voyons, mon chéri, qu’as-tu ? On dirait que tu as peur de moi. Dès que je m’approche, tu sembles m’éviter. Et si tu savais, en ce moment, comme j’ai besoin de m’appuyer à toi, de sentir que tu es là, que nous sommes bien d’accord, pour toujours, toujours, entends-tu !

Elle avait fini par l’acculer à la table, et il ne pouvait la fuir davantage, il la regardait, dans la vive clarté de la lampe. Jamais il ne l’avait vue ainsi, la chemise ouverte, coiffée si haut, qu’elle était toute nue, le cou nu, les seins nus. Il étouffait, luttant, déjà emporté, étourdi par le flot de son sang, dans l’abominable frisson. Et il se souvenait que le couteau était là, derrière lui, sur la table : il le sentait, il n’avait qu’à allonger la main.

D’un effort, il parvint encore à bégayer :

— Recouche-toi, je t’en supplie.

Mais elle ne s’y trompait pas : c’était la trop grande envie d’elle qui le faisait ainsi trembler. Elle-même en avait une sorte d’orgueil. Pourquoi lui aurait-elle obéi, puisqu’elle voulait être aimée, ce soir-là, autant qu’il pouvait l’aimer, jusqu’à en être fou ? D’une souplesse câline, elle se rapprochait toujours, était sur lui.

— Dis, embrasse-moi… Embrasse-moi bien fort, comme tu m’aimes. Cela nous donnera du courage… Ah ! oui, du courage, nous en avons besoin ! Il faut s’aimer autrement que les autres, plus que tous les autres, pour faire ce que nous allons faire… Embrasse-moi de tout ton cœur, de toute ton âme.

Étranglé, il ne soufflait plus. Une clameur de foule, dans son crâne, l’empêchait d’entendre ; tandis que des morsures de feu, derrière les oreilles, lui trouaient la tête, gagnaient ses bras, ses jambes, le chassaient de son propre corps, sous le galop de l’autre, la bête envahissante. Ses mains n’allaient plus être à lui, dans l’ivresse trop forte de cette nudité de femme. Les seins nus s’écrasaient contre ses vêtements, le cou nu se tendait, si blanc, si délicat, d’une irrésistible tentation ; et l’odeur chaude et âpre, souveraine, achevait de le jeter à un furieux vertige, un balancement sans fin, où sombrait sa volonté, arrachée, anéantie.

— Embrasse-moi, mon chéri, pendant que nous avons une minute encore… Tu sais qu’il va être là. Maintenant, s’il a marché vite, d’une seconde à l’autre, il peut frapper… Puisque tu ne veux pas que nous descendions, rappelle-toi bien : moi, j’ouvrirai ; toi, tu seras derrière la porte ; et n’attends pas, tout de suite, oh ! tout de suite, pour en finir… Je t’aime tant, nous serons si heureux ! Lui, n’est qu’un mauvais homme qui m’a fait souffrir, qui est l’unique obstacle à notre bonheur… Embrasse-moi, oh ! si fort, si fort ! embrasse-moi comme si tu me mangeais, pour qu’il ne reste plus rien de moi en dehors de toi !

 

***

 

 Émile Zola, La Bête humaine (1890)