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Les Faux-monnayeurs (2)

 

 

 

 

Le jeune Bernard Profitendieu prépare le bac. Un jour, il découvre de manière fortuite que son père n’est pas son père biologique. Il décide de quitter sa famille. N’ayant pas un sou, il se réfugie chez son ami Olivier, où il passe la nuit. Le voici qui s’éveille…

 

« Bernard a fait un rêve absurde. Il ne se souvient pas de ce qu’il a rêvé. Il ne cherche pas à se souvenir de son rêve, mais à en sortir. Il rentre dans le monde réel pour sentir le corps d’Olivier peser lourdement contre lui. Son ami, pendant leur sommeil, ou du moins pendant le sommeil de Bernard, s’était rapproché, et du reste l’étroitesse du lit ne permet pas beaucoup de distance ; il s’était retourné ; à présent, il dort sur le flanc et Bernard sent son souffle chaud chatouiller son cou. Bernard n’a qu’une courte chemise de jour ; en travers de son corps, un bras d’Olivier opprime indiscrètement sa chair. Bernard doute un instant si son ami dort vraiment. Doucement il se dégage. Sans éveiller Olivier, il se lève, se rhabille et revient s’étendre sur le lit. Il est encore trop tôt pour partir. Quatre heures. La nuit commence à peine à pâlir. Encore une heure de repos, d’élan pour commencer vaillamment la journée. Mais c’en est fait du sommeil. Bernard contemple la vitre bleuissante, les murs gris de la petite pièce, le lit de fer où Georges s’agite en rêvant. « Dans un instant, se dit-il, j’irai vers mon destin. Quel beau mot : l’aventure ! Ce qui doit advenir. Tout le surprenant qui m’attend. Je ne sais pas si d’autres sont comme moi, mais dès que je suis réveillé, j’aime à mépriser ceux qui dorment. Olivier, mon ami, je partirai sans ton adieu. Oust ! Debout, valeureux Bernard ! Il est temps. »

Il frotte son visage d’un coin de serviette trempée ; se recoiffe ; se rechausse. Il ouvre la porte, sans bruit. Dehors !

Ah ! que paraît salubre à tout être l’air qui n’a pas encore été respiré ! Bernard suit la grille du Luxembourg ; il descend la rue Bonaparte, gagne les quais, traverse la Seine. Il songe à sa nouvelle règle de vie, dont il a trouvé depuis peu la formule : « Si tu ne fais pas cela, qui le fera ? Si tu ne le fais pas aussitôt, quand sera-ce ? » — Il songe : « De grandes choses à faire » ; il lui semble qu’il va vers elles. « De grandes choses », se répète-t-il en marchant. Si seulement il savait lesquelles !… En attendant, il sait qu’il a faim : le voici près des halles. Il a quatorze sous dans sa poche, pas un liard de plus. Il entre dans un bar ; prend un croissant et un café au lait sur le zinc. Coût : dix sous. Il lui en reste quatre ; crânement, il en abandonne deux sur le comptoir, tend les deux autres à un va-nu-pieds qui fouille une boîte à ordures. Charité ? Défi ? Peu importe. À présent, il se sent heureux comme un roi. Il n’a plus rien ; tout est à lui ! — « J’attends tout de la Providence, songe-t-il. Si seulement elle consent vers midi à servir devant moi quelque beau rosbif saignant, je composerai bien avec elle » (car hier soir, il n’a pas dîné). Le soleil s’est levé depuis longtemps. Bernard rejoint le quai. Il se sent léger ; s’il court, il lui semble qu’il vole. Dans son cerveau bondit voluptueusement sa pensée. Il pense :

« Le difficile dans la vie, c’est de prendre au sérieux longtemps de suite la même chose. Ainsi, l’amour de ma mère pour celui que j’appelais mon père — cet amour, j’y ai cru quinze ans ; j’y croyais hier encore. Elle non plus, parbleu ! n’a pu prendre longtemps au sérieux son amour. Je voudrais bien savoir si je la méprise, ou si je l’estime davantage, d’avoir fait de son fils un bâtard ?… Et puis, au fond, je ne tiens pas tant que ça à le savoir. Les sentiments pour les progéniteurs, ça fait partie des choses qu’il vaut mieux ne pas chercher trop à tirer au clair. Quant au cocu, c’est bien simple : d’aussi loin que je m’en souvienne, je l’ai toujours haï ; il faut bien que je m’avoue aujourd’hui que je n’y avais pas grand mérite — et c’est tout ce que je regrette ici. Dire que si je n’avais pas forcé ce tiroir, j’aurais pu croire toute ma vie que je nourrissais à l’égard d’un père des sentiments dénaturés ! Quel soulagement de savoir !… Tout de même, je n’ai pas précisément forcé le tiroir ; je ne songeais même pas à l’ouvrir… Et puis il y avait des circonstances atténuantes : d’abord je m’ennuyais effroyablement ce jour-là. Et puis cette curiosité, cette “fatale curiosité” comme dit Fénelon, c’est ce que j’ai le plus sûrement hérité de mon vrai père, car il n’y en a pas trace dans la famille Profitendieu. Je n’ai jamais rencontré moins curieux que Monsieur le mari de ma mère ; si ce n’est les enfants qu’il lui a faits. »


 

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