Si le grain ne meurt
Si le grain ne meurt est une tentative d’autobiographie d’André Gide, de sa petite enfance à son mariage. Ce livre a marqué son époque, car l’auteur fait de la lutte entre sa sexualité et la répression du sexe un élément fondamental dans la construction de sa personnalité. Mais il y a dans le livre bien d’autres aspects intéressants, et on peut aussi bien se laisser porter par le charme du style de l’auteur relatant une simple expérience de chimie.
« Je m’étais fait donner pour mes étrennes le gros livre de chimie de Troost. Ce fut ma tante Lucile qui me l’offrit ; ma tante Claire, à qui je l’avais d’abord demandé, trouvait ridicule de me faire cadeau d’un livre de classe ; mais je criai si fort qu’aucun autre livre ne pouvait me faire plus de plaisir, que ma tante Lucile accéda. Elle avait ce bon esprit de s’inquiéter, pour me contenter, de mes goûts plus que des siens propres, et c’est à elle que je dus également, quelques années plus tard, la collection des Lundis de Sainte-Beuve, puis La Comédie humaine de Balzac. Mais je reviens à la chimie.
Je n’avais encore que treize ans, mais je proteste
qu’aucun étudiant jamais ne plongea dans ce livre avec
plus d’activité que je ne fis. Il va sans dire, toutefois,
qu’une partie de l’intérêt que je prenais à cette lecture
pendait aux expériences que je me proposais de tenter.
Ma mère consentait à ce que cette office y servît, qui se
trouvait à l’extrémité de notre appartement de la rue de
Tournon, à côté de ma chambre, et où j’élevais des
cochons de Barbarie. C’est là que j’installai un petit
fourneau à alcool, mes matras et mes appareils. J’admire
encore que ma mère m’ait laissé faire ; soit qu’elle ne se
rendît pas nettement compte des risques que couraient
les murs, le plancher et moi-même, ou peut-être estimant
qu’il valait la peine de les courir s’il devait en sortir pour
moi quelque profit, elle mit à ma disposition,
hebdomadairement, une somme assez rondelette que
j’allais aussitôt dépenser place de la Sorbonne ou rue de
l’Ancienne-Comédie en tubes, cornues, éprouvettes, sels,
métalloïdes et métaux – acides enfin, dont certains, je
m’étonne aujourd’hui qu’on consentît à me les vendre ;
mais sans doute le commis qui me servait me prenait-il
pour un simple commissionnaire. Il arriva nécessairement
qu’un beau matin le récipient dans lequel je fabriquais de
l’hydrogène m’éclata au nez. C’était, il m’en souvient,
l’expérience dite de « l’harmonica chimique » qui se fait
avec le concours d’un verre de lampe… La production de
l’hydrogène était parfaite ; j’avais assujetti le tube effilé
par où le gaz devait sortir, que je m’apprêtais à
enflammer ; d’une main je tenais l’allumette et de l’autre
le verre de lampe dans le corps duquel la flamme avait
mission de se mettre à chanter ; mais je n’eus pas plus tôt
approché l’allumette, que la flamme, envahissant
l’intérieur de l’appareil, projeta au diable verre, tubes et
bouchons. Au bruit de l’explosion les cochons de Barbarie
firent en hauteur un bond absolument extraordinaire et le
verre de lampe m’échappa des mains. Je compris en
tremblant que, pour peu que le récipient eût été plus
solidement bouché, il m’eût éclaté au visage, et ceci me
rendit plus réservé dans mes rapports avec les gaz. À
partir de ce jour, je lus ma chimie d’un autre oeil. Je
désignai d’un crayon bleu les corps tranquilles, ceux avec
lesquels il y avait plaisir à commercer, d’un crayon rouge
tous ceux qui se comportent d’une façon douteuse ou
terrible. »
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