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Clio

Extrait.

Trois mille ans ont passé sur la cendre d’Homère. Trois mille ans de lectures, sauf quelques siècles d’interruption, et les (innombrables) siècles d’interruption et de barbarie qui viennent. Enfin, sans nous, qui allaient venir. Trente siècles de bonnes et de mauvaises lectures, sauf quelques siècles de zéro lecture, les pires de tous, y compris ceux qui viennent. Enfin qui allaient venir. Qui s’ajoutent non comme un supplément arbitraire, mais comme un complément inévitable, comme un complément définitif, aux siècles de mauvaise lecture. Les bonnes lectures achèvent et ne parachèvent pas. Elles ne mettent point la fermeture. Les mauvaises lectures désagrègent. Les nulles lectures font la consommation des siècles ; elles font la consommation des temps; elles accomplissent la désagrégation suprême, la désagrégation finale ; elles réalisent comme un premier jugement dernier, temporel, elles font comme une (première) image, temporelle, d’un jugement dernier.

Il est effrayant, mon ami, de penser que nous avons toute licence, que nous avons ce droit exorbitant, que nous avons le droit de faire une mauvaise lecture d’Homère, de découronner une œuvre du génie, que la plus grande œuvre du plus grand génie est livrée en nos mains, non pas inerte mais vivante comme un petit lapin de garenne. Et surtout que la laissant tomber de nos mains, de ces mêmes mains, de ces inertes mains, nous pouvons par l’oubli lui administrer la mort. Quel risque effroyable, mon ami, quelle aventure effroyable ; et surtout quelle effrayante responsabilité.

 

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Extrait de Clio de Charles Péguy (posthume).