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Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc

Extrait.

 

Jeannette

 

— Savez-vous, madame Gervaise, que nous, qui voyons tout cela se passer sous nos yeux sans rien faire à présent que des charités vaines…

 

Madame Gervaise

 

— Mon enfant, mon enfant, mon enfant, les charités ne sont jamais vaines.

 

Jeannette

 

— … et sans vouloir tuer la guerre…

 

Madame Gervaise

 

— Mon enfant, ma pauvre enfant, mon enfant, ma petite enfant, tu ne parles pas comme une petite fille, tu ne parles pas comme une petite chrétienne.

Surtout ne te mets pas en colère. C’est aussi un grand péché.

 

Jeannette

 

— … sans rien faire à présent que des charités vaines, puisque nous ne voulons pas tuer la guerre, nous sommes les complices de tout cela ? Nous qui laissons faire les soldats, savez-vous que, nous aussi, nous sommes les tourmenteuses des corps et les damneuses des âmes. Nous aussi, nous mêmes, nous souffletons Jésus en croix. Nous aussi, nous mêmes nous profanons le corps impérissable de Jésus.

 

Un silence.

 

Complice, complice, c’est comme auteur. Nous en sommes les complices, nous en sommes les auteurs. Complice, complice, c’est autant dire auteur.

Celui qui laisse faire est comme celui qui fait faire. C’est tout un. Ça va ensemble. Et celui qui laisse faire et celui qui fait faire ensemble c’est comme celui qui fait, c’est autant que celui qui fait. Comme se relevant. C’est pire que celui qui fait. Car celui qui fait, il a au moins le courage de faire. Celui qui commet un crime, il a au moins le courage de le commettre. Et quand on le laisse faire, il y a le même crime ; c’est le même crime ; et il y a la lâcheté par dessus. Il y a la lâcheté en plus.

Il y a partout une lâcheté infinie.

Complice, complice, c’est pire qu’auteur, infiniment pire.

 

Madame Gervaise

 

— Je sais, ma fille, que vous êtes, vous toutes, les damneuses des âmes. Et je sais que ton âme est douloureuse à la mort, de savoir qu’elle est complice du Mal universel ; complice et auteur, tu le confesses ; complice et auteur du Mal universel ; complice et auteur du Péché ; complice et auteur de cette universelle perdition,

et tu te sens désespérément lâche.

 

 

 

***

 

 

Charles Péguy, Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc (extrait), 1910.