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Le Porche du mystère de la deuxième vertu

Extrait.

 

Voyez cette petite, dit Dieu, comme elle marche.

Elle sauterait à la corde dans une procession.

Elle marcherait, elle avancerait en sautant à la corde, par quelque gageure.

Tellement elle est heureuse

(Seule de toutes)

Et tellement elle est sûre de ne jamais se fatiguer.

Les enfants marchent tout à fait comme des petits chiens.

(D’ailleurs ils jouent aussi comme les petits chiens)

Quand un petit chien se promène avec ses maîtres

Il va, il vient. Il repart, il revient. Il va en avant, il revient.

Il fait vingt fois le chemin.

Vingt fois le trajet.

C’est qu’en effet il ne va pas quelque part.

Ce sont les maîtres qui vont quelque part.

Lui il ne va nulle part.

Et ce qui l’intéresse, c’est précisément de faire le chemin.

Pareillement les enfants. Quand vous faites une course avec vos enfants

Une commission

Ou quand vous allez à la messe ou aux vêpres avec vos enfants

Ou au salut

Ou entre messe et vêpres quand vous allez vous promener avec vos enfants

Ils trottent devant vous comme des petits chiens. Ils avancent, ils reculent. Ils vont, ils viennent. Ils s’amusent. Ils sautent.

Ils font vingt fois le trajet.

C’est qu’en effet ils ne vont pas quelque part.

Ça ne les intéresse pas d’aller quelque part.

Ils ne vont nulle part.

Ce sont les grandes personnes qui vont quelque part

Les grandes personnes, la Foi, la Charité.

Ce sont les parents qui vont quelque part.

A la messe, aux vêpres, au salut.

A la rivière, à la forêt.

Aux champs, au bois, au travail.

Qui s’efforcent, qui se travaillent pour aller quelque part

Ou même qui vont se promener quelque part.

Mais les enfants ce qui les intéresse ce n’est que de faire le chemin.

D’aller et de venir et de sauter. D’user le chemin avec leurs jambes.

De n’en avoir jamais assez. Et de sentir pousser leurs jambes.

Ils boivent le chemin. Ils ont soif du chemin. Ils n’en ont jamais assez.

Ils sont plus forts que le chemin. Ils sont plus forts que la fatigue.

Ils n’en ont jamais assez (Ainsi est l’espérance) Ils courent plus vite que le chemin.

Ils ne vont pas, ils ne courent pas pour arriver. Ils arrivent pour courir. Ils arrivent pour aller. Ainsi est l’espérance. Ils ne ménagent pas leurs pas. L’idée ne leur viendrait même pas

De ménager quoi que ce fût.

Ce sont les grandes personnes qui ménagent.

Hélas elles sont bien forcées. Mais l’enfant Espérance

Ne ménage jamais rien.

Ce sont les parents qui ménagent. Triste vertu, hélas qu’ils ne s’en fassent point une vertu.

Ils sont bien forcés. Si solide que soit ma fille la Foi,

Ferme comme un roc elle est bien forcée de ménager.

Si ardente que soit ma fille la Charité

Brûlante comme un beau feu de bois

Qui réchauffe le pauvre dans la cheminée

Le pauvre et l’enfant et le mourant de faim,

Elle est bien forcée de ménager.

La seule enfant Espérance

Est la seule qui ne ménage jamais rien.

 

***

 

 

Extrait de Le Porche du Mystère de la deuxième vertu, de Charles Péguy, 1912.