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Victor-Marie, Comte Hugo

Extrait.

La première couche, la base, la barre d’appui horizontale est certainement le vers d’aboutissement, le vers de couronnement, le dernier vers,

 

Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.

 

La deuxième couche, le coup de génie mais non plus déjà peut-être de vision c’est l’autre vers posé ; posé dans toute sa grandeur ; la trouvaille, non plus peut-être autant la première vision, la vision directe ; la vision nue ; dépouillée ; la trouvaille ensemble, à la fois faite et jaillie :

 

Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été

 

Et ensuite, en deuxième, en subsidiaire :

 

Avait, en s’en allant, négligemment jeté

 

Les différents terrains, les différentes couches, les différentes strates apparaissent très nettement, comme dans une coupe géologique honnête. Il était si fort ce jour là qu’il pouvait être même honnête. Le reste il ne faut pas dire que c’est du remplissage, (du remplissage de lui), mais ce n’est plus de l’articulation, de la charpente. Ce n’est plus de l’organisation et de l’organe. Il faut donc dire que c’est du remplissement. Et non pas de la plénitude, mais de la mise en plénitude. C’est presque un foisonnement, c’est une sédimentation, cette sorte de sédimentation qui lui était propre. Enfin des vers comme il en faisait tant qu’il voulait, quand ça n’allait pas mal. Il vous en eût fait jusqu’à demain matin :

 

Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;

Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre

Brillait à l’occident,

 

Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,

 

Dans ce sédiment, dans ce gras limon et Ruth se demandait, en fin de strophe, annonçant la strophe décisive, la strophe coronale, l’isolant, la coupant aussi, la laissant en suspens, suspendue sur notre tête comme un bloc, comme une montagne carrée, était elle-même sa pierre angulaire indispensable, rectangulaire, quadrangulaire, sa pierre de taille, sa pierre qui ne bouge pas. Il fallait qu’elle fût ainsi, et ainsi à la rime en fin de strophe. C’est la pierre du gond. Tout tient à elle. Il fallait donc qu’il y eût cette autre rime en dait.

 

Il faudrait avoir en typographie comme en géologie des couleurs pour marquer les différentes couches d’une telle construction, les assises ; la structure ; ce qui est primaire, secondaire, tertiaire ; ce qui est plan et ce qui est courbe ; ce qui est horizontal et ce qui plie ; les courbes de niveau et les courbes de terrain ; les isométries et les planimétries ; ce qui est du roc et ce qui est un humus, un dépôt, une courbe, une tourbe, une vase féconde.

 

Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;

Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;

Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre

Brillait à l’occident, et Ruth se demandait,

 

Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,

Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été

Avait, en s’en allant, négligemment jeté

 

Un temps.

 

Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.

 

Nous aussi, à défaut de couleurs, nous avons nos hachures. Mais il nous en manque. Il nous faudrait notamment un degré plus fort pour le dernier vers. Pour la plénitude souveraine, pour le calme horizontal de ce dernier vers.

Faut-il noter, quand on analyse un peu dans le détail, que quand les vers ne sont pas tout à fait pleins et que même dans les vers pleins toute la force vient à la rime, comme il faut.

 

Faut-il entrer enfin dans le fin du travail, dans le dernier métier, dans le dernier détail, signaler ce parallélisme poussé, cette singulière conformité, plus que conformité, identité de construction entre cette avant-dernière strophe et une autre strophe lançante, une autre avant-dernière strophe du milieu du poème. Une identité de structure, d’ossature saisissante. Oh oh est-ce que nous aussi nous allons instituer un laboratoire de littérature française rue de la Sorbonne. Je pose les deux strophes sur la table de mon laboratoire. Voici la première, celle de la fin, l’avant-dernière ; on commence peut-être à la savoir :

 

Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;

Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;

Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre

Brillait à l’occident, et Ruth se demandait,

 

Et tout reste en l’air.

 

Voici à présent la première des deux, le premier essai, le premier modèle de la même structure, de la même charpente exactement ; l’autre avant-dernière, la première avant-dernière :

 

Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,

Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;

Or, la porte du ciel s’étant entrebâillée

Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.

 

Et tout reste aussi en l’air. C’est aussi une strophe qui annonce, une strophe qui ouvre. Une entrée. Un appariteur, une huissière de strophe.

 

Tout y est. C’est une symétrie de construction, d’usage, d’emploi, de destination parfaite. Poussée jusqu’au dernier détail. Ce sont deux strophes jumelées, geminatae, qui se répondent parfaitement. La première annonce la deuxième, pour qui a quelque sens de la structure, la deuxième rappelle la première. La première prépare la deuxième, est une image anticipée de la deuxième. C’est bien la même résonance, la même frappe donnée à deux temps.

 

Tout y est. Le premier vers horizontal, grand, balancé sur deux noms propres, les deux noms propres à l’hémistiche ; l’un à l’hémistiche, l’autre à la rime :

 

Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;

 

Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,

 

(et alors il est impossible de ne pas voir comme Jérimadeth, ainsi placé (je ne parle pas de Judith) est hébraïque quand on y pense. Non seulement il a le même départ que Jéricho. Mais il a ce même grand J initial que Judith. Rien n’est Juif comme un J de grande capitale. Et il rime si merveilleusement avec tous ces beaux noms Juifs : (Josabeth), Japhet, (que de J ; comme j’avais raison), Nazareth, Génésareth, Seth. (Comme on voit bien qu’il est de la même famille.)

 

Le deuxième vers quelconque : (du quelconque de Victor Hugo) :

 

Les astres émaillaient le ciel profond et sombre

 

Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;

 

les rimes féminines. Lourdes et longues ; traînantes, traînées. Puis de part et d’autre un morceau d’un vers et demi qui de part et d’autre crée une première suspension, un premier degré, dans la suspension, une première attente :

 

Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre

Brillait à l’occident,

 

Or, la porte du ciel s’étant entre-bâillée

Au-dessus de sa tête,

 

Enfin la pierre angulaire d’un demi-vers qui crée une nouvelle attente, qui met, qui tient, qui laisse tout en suspens, en attente au deuxième degré :

 

et Ruth se demandait,

 

un songe en descendit.

 

enfin le fin du fin, la rime riche d’un nom commun avec un nom propre, avec consonne d’appui ; sur consonne d’appui ; et la rime avec ce nom propre, ce qui est le dernier des derniers, le dernier raffinement, pour un maître rimeur, la rime avec ce nom propre d’un temps personnel de la conjugaison d’un verbe : Judith, descendit ; Jérimadeth, demandait. Dans les deux cas, (avec un nom propre), troisième personne du singulier (du parfait ou de l’imparfait) de l’indicatif.

 

 

***

 

Charles Péguy, Victor-Marie, Comte Hugo, 1910. (extrait)

Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,
Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;
Or, la porte du ciel s’étant entre-bâillée
Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.

Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne
Qui, sorti de son ventre, allait jusqu’au ciel bleu ;
Une race y montait comme une longue chaîne ;
Un roi chantait en bas, en haut mourait un dieu.

(…)

Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre
Brillait à l’occident, et Ruth se demandait,

Immobile, ouvrant l’oeil à moitié sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été,
Avait, en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.

Victor Hugo, Booz endormi (extrait). Vous pouvez lire et écouter le poème entier sur ce lien.