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Victor-Marie, Comte Hugo

Extrait.

Quarante ans est un âge terrible. Car il ne nous trompe plus. Quarante ans est un âge implacable. Il ne se laisse plus tromper. Il ne nous en conte plus. Et il ne veut plus, il ne souffre plus que l’on lui en conte. Il ne cache rien. On ne lui cache rien. Il ne nous cache plus rien. Tout se dévoile ; tout se révèle. Tout se trahit. Quarante ans est un âge impardonnable, ce qui, dans le langage du peuple, Halévy, veut dire qu’il ne pardonne rien. Car c’est l’âge où nous devenons ce que nous sommes. Or ce que je suis, Halévy, il suffit de me voir, il suffit de me regarder, un instant, pour le savoir. Un enfant y pourvoirait. J’ai beau faire ; j’ai eu beau me défendre. En moi, autour de moi, dessus moi, sans me demander mon avis tout conspire, au-dessus de moi, tout concourt à faire de moi un paysan non point du Danube, ce qui serait de la littérature encore, mais simplement de la vallée de la Loire, un bûcheron d’une forêt qui n’est pas même l’immortelle forêt de Gastine, puisque c’était la périssable forêt d’Orléans, un vigneron des côtes et des sables de Loire. Déjà je ne sais plus quoi dire, ni même comment me tenir même dans ces quelques salons amis, où j’allais quelquefois. Je n’ai jamais su m’asseoir dans un fauteuil, non par crainte des voluptés, mais parce que je ne sais pas. J’y suis tout raide. Ce qu’il me faut, c’est une chaise, ou un tabouret. Plutôt la chaise ; pour les reins ; le tabouret quand j’étais jeune. Les vieux sont malins. Les vieux sont tenaces. Les vieux vaincront. Mon vêtement et mon corps, (ce premier vêtement, ce déjà vêtement), (et ça m’étonne, car j’ai les mêmes fournisseurs que tout le monde, pourtant j’ai les mêmes fournisseurs que tout le monde), (je ne parle pas pour le corps, je parle pour l’autre, pour le deuxième vêtement, je ne parle pas pour le vêtement organique, je parle pour le vêtement industriel, ancien organique, en tissu industriel, ancien organique, non plus en tissu cellulaire vivant actuellement organique pour ainsi dire histologique), mon vêtement, et aussi mon vêtement de dessous, mon vêtement le corps, mes souliers, la semelle de mes souliers, la terre qui est sous la semelle de mes souliers, les deux pieds qui sont dans mes souliers, les jambes qui sont au bout des pieds, en par-ici, l’homme qui est au bout des deux jambes, toute ma tenue, toute mon attitude, le courbement commençant de mes épaules, cette voûte commençante, l’inclinaison de la tête sur la nuque, les jours de fatigue, et déjà les autres jours, (…) l’inclinaison de la nuque sur les épaules dans le milieu entre les deux épaules, la plantaison de la tête sur les épaules par l’intermédiaire, par le ministère de la nuque, toute l’inclinaison (générale) du corps en avant dénonce, trahit ce que je suis, car je le deviens, puisque je le deviens : un paysan (non) égaré. L’inclinaison commençante générale vers la terre nourricière, vers la terre mère, vers la terre tombeau. L’inclinaison générale en avant. C’est ainsi qu’on finit par se ramasser par terre. Je sens déjà l’incurvation, l’incurvaison générale latérale transvers(al)e, horizontale aux épaules, verticale aux reins. Il faut dire aussi que c’est le courbement, la courbure, la courbature, l’inclinaison de l’écrivain sur sa table de travail. Je sens déjà mes épaules se courber. Je vois bien. Je vois que je ne finirai pas comme ces messieurs de la ville, qui se tiennent droit jusqu’au bout, debout jusqu’au bout, et même un peu plus droits quand ils sont vieux que quand ils sont jeunes. Je finirai comme le général ; vous savez bien, le célèbre général ; mais oui, le général qui passe ; enfin le général commandant le cinquante-cinquième corps d’armée ; v(oi)là le général qui passe ; tout cassé, tout bancal, tout bossu, tout malfichu. Je serai un vieux cassé, un vieux courbé, un vieux noueux. Je serai un vieux retors. Je serai peut-être un vieux battu (des événements de cette gueuse d’existence). Je serai un vieux rompu, un vieux tordu, un vieux moulu, un vieux tortu, toutes les rimes (populaires) en u, sauf deux (ou trois) dont l’une est que je ne serai certainement pas un vieux cossu.

 

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Extrait de Victor-Marie, Comte Hugo, de Charles Péguy, 1910.