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L’indigence du cœur

 

 En 1803, Pauline de Beaumont vient mourir à Rome, dans les bras de Chateaubriand, à l’âge de 35 ans. Il est désespéré. Dans ce texte aux accents pascaliens, écrit trente-cinq ans après la mort de sa maîtresse, Chateaubriand déplore la trahison que nous infligeons en permanence à nos sentiments.

 

Voici une prodigieuse misère : trente-cinq ans se sont écoulés depuis la date de ces événements. Mon chagrin ne se flattait-il pas, en ces jours lointains, que le lien qui venait de se rompre serait mon dernier lien ? Et pourtant que j’ai vite, non pas oublié, mais remplacé ce qui me fut cher ! Ainsi va l’homme de défaillance en défaillance. Lorsqu’il est jeune et qu’il mène devant lui sa vie, une ombre d’excuse lui reste ; mais lorsqu’il s’y attelle et qu’il la traîne péniblement derrière lui, comment l’excuser ? L’indigence de notre nature est si profonde, que dans nos infirmités volages, pour exprimer nos affections récentes, nous ne pouvons employer que des mots déjà usés par nous dans nos anciens attachements. Il est cependant des paroles qui ne devraient servir qu’une fois : on les profane en les répétant. Nos amitiés trahies et délaissées nous reprochent les nouvelles sociétés où nous sommes engagés ; nos heures s’accusent : notre vie est une perpétuelle rougeur, parce qu’elle est une faute continuelle.

 

 

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F.-R. de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, L. 15, ch. 7.