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La sylphide, un fantasme romantique

 

 

Pendant son adolescence, François-René revient au château de Combourg. Il y vivra plusieurs années dans une atmosphère étrange, très solitaire et bouillonnante. Sans autre compagnie féminine que celle de sa mère et de sa sœur, il s’invente une femme idéale, la « sylphide ».

 

La nuit descendait ; les roseaux agitaient leurs champs de quenouilles et de glaives, parmi lesquels la caravane emplumée, poules d’eau, sarcelles, martins-pêcheurs, bécassines, se taisait ; le lac battait ses bords ; les grandes voix de l’automne sortaient des marais et des bois : j’échouais mon bateau au rivage et retournais au château. Dix heures sonnaient. A peine retiré dans ma chambre, ouvrant mes fenêtres, fixant mes regards au ciel, je commençais une incantation. Je montais avec ma magicienne sur les nuages : roulé dans ses cheveux et dans ses voiles, j’allais, au gré des tempêtes, agiter la cime des forêts, ébranler le sommet des montagnes, ou tourbillonner sur les mers. Plongeant dans l’espace descendant du trône de Dieu aux portes de l’abîme, les mondes étaient livrés à la puissance de mes amours. Au milieu du désordre des éléments, je mariais avec ivresse la pensée du danger à celle du plaisir. Les souffles de l’aquilon ne m’apportaient que les soupirs de la volupté ; le murmure de la pluie m’invitait au sommeil sur le sein d’une femme. Les paroles que j’adressais à cette femme auraient rendu des sens à la vieillesse, et réchauffé le marbre des tombeaux. Ignorant tout, sachant tout, à la fois vierge et amante, Eve innocente, Eve tombée, l’enchanteresse par qui me venait ma folie était un mélange de mystères et de passions : je la plaçais sur un autel et je l’adorais. L’orgueil d’être aimé d’elle augmentait encore mon amour. Marchait-elle ? Je me prosternais pour être foulé sous ses pieds, ou pour en baiser la trace. Je me troublais à son sourire ; je tremblais au son de sa voix ; je frémissais de désir, si je touchais ce qu’elle avait touché. L’air exhalé de sa bouche humide pénétrait dans la moelle de mes os, coulait dans mes veines au lieu de sang.

 

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F.-R. de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, L. 3, ch. 11.