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Les ruines de Rome

 

 

La méditation sur la chute des civilisations est l’une des spécialités de Chateaubriand, et sera l’un des thèmes favoris du romantisme qu’il contribue à créer en France. Rome est bien entendu la ville idéale pour susciter ces rêveries.

 

Dans une belle soirée du mois de juillet dernier, j’étais allé m’asseoir au Colisée, sur la marche d’un des autels consacrés aux douleurs de la Passion. Le soleil qui se couchait versait des fleuves d’or par toutes ces galeries où roulait jadis le torrent des peuples ; de fortes ombres sortaient en même temps de l’enfoncement des loges et des corridors, ou tombaient sur la terre en larges bandes noires. Du haut des massifs de l’architecture, j’apercevais, entre les ruines du côté droit de l’édifice, le jardin du palais des césars, avec un palmier qui semble être placé tout exprès sur ces débris pour les peintres et les poètes. Au lieu des cris de joie que des spectateurs féroces poussaient jadis dans cet amphithéâtre, en voyant déchirer des chrétiens par des lions, on n’entendait que les aboiements des chiens de l’ermite qui garde ces ruines. Mais aussitôt que le soleil disparut à l’horizon, la cloche du dôme de Saint-Pierre retentit sous les portiques du Colisée. Cette correspondance établie par des sons religieux entre les deux plus grands monuments de Rome païenne et de Rome chrétienne me causa une vive émotion : je songeai que l’édifice moderne tomberait comme l’édifice antique ; je songeai que les monuments se succèdent comme les hommes qui les ont élevés ; je rappelai dans ma mémoire que ces mêmes Juifs qui, dans leur première captivité, travaillèrent aux pyramides de l’Égypte et aux murailles de Babylone, avaient, dans leur dernière dispersion, bâti cet énorme amphithéâtre. Les voûtes qui répétaient les sons de la cloche chrétienne étaient l’ouvrage d’un empereur païen marqué dans les prophéties pour la destruction finale de Jérusalem. Sont-ce là d’assez hauts sujets de méditation, et croyez-vous qu’une ville où de pareils effets se reproduisent à chaque pas soit digne d’être vue ?

Je suis retourné hier, 9 janvier, au Colisée, pour le voir dans une autre saison et sous un autre aspect : j’ai été étonné, en arrivant, de ne point entendre l’aboiement des chiens qui se montraient ordinairement dans les corridors supérieurs de l’amphithéâtre parmi les herbes séchées. J’ai frappé à la porte de l’ermitage pratiqué dans le cintre d’une loge ; on ne m’a point répondu : l’ermite est mort. L’inclémence de la saison, l’absence du bon solitaire, des chagrins récents, ont redoublé pour moi la tristesse de ce lieu ; j’ai cru voir les décombres d’un édifice que j’avais admiré quelques jours auparavant dans toute son intégrité et toute sa fraîcheur. C’est ainsi, mon très cher ami, que nous sommes avertis à chaque pas de notre néant : l’homme cherche au dehors des raisons pour s’en convaincre ; il va méditer sur les ruines des empires, il oublie qu’il est lui-même une ruine encore plus chancelante, et qu’il sera tombé avant ces débris. Ce qui achève de rendre notre vie le songe d’une ombre, c’est que nous ne pouvons pas même espérer de vivre longtemps dans le souvenir de nos amis, puisque leur cœur, où s’est gravée notre image, est, comme l’objet dont il retient les traits, une argile sujette à se dissoudre. On m’a montré à Portici un morceau de cendres du Vésuve, friable au toucher, et qui conserve l’empreinte, chaque jour plus effacée, du sein et du bras d’une jeune femme ensevelie sous les ruines de Pompeïa ; c’est une image assez juste, bien qu’elle ne soit pas encore assez vaine, de la trace que notre mémoire laisse dans le cœur des hommes, cendre et poussière.

 

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F.-R. de Chateaubriand, Voyage en Italie.