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Une tentative de suicide

 

 

Même si les Mémoires d’outre-tombe passent sous silence certains épisodes de sa vie, François-René a raconté son mal-être d’adolescent, coincé entre une sœur dépressive, une mère distante et un père intimidant.

 

« De plus en plus garrotté à mon fantôme, ne pouvant jouir de ce qui n’existait pas, j’étais comme ces hommes mutilés qui rêvent des béatitudes pour eux insaisissables, et qui se créent un songe dont les plaisirs égalent les tortures de l’enfer. J’avais en outre le pressentiment des misères de mes futures destinées : ingénieux à me forger des souffrances, je m’étais placé entre deux désespoirs ; quelquefois je ne me croyais qu’un être nul, incapable de s’élever au-dessus du vulgaire ; quelquefois il me semblait sentir en moi des qualités qui ne seraient jamais appréciées. Un secret instinct m’avertissait qu’en avançant dans le monde, je ne trouverais rien de ce que je cherchais.
Tout nourrissait l’amertume de mes goûts : Lucile était malheureuse ; ma mère ne me consolait pas ; mon père me faisait éprouver les affres de la vie. Sa morosité augmentait avec l’âge ; la vieillesse roidissait son âme comme son corps ; il m’épiait sans cesse pour me gourmander. Lorsque je revenais de mes courses sauvages et que je l’apercevais assis sur le perron, on m’aurait plutôt tué que de me faire rentrer au château. Ce n’était néanmoins que différer mon supplice : obligé de paraître au souper, je m’asseyais tout interdit sur le coin de ma chaise, mes joues battues de la pluie, ma chevelure en désordre. Sous les regards de mon père, je demeurais immobile et la sueur couvrait mon front : la dernière lueur de la raison m’échappa.
Me voici arrivé à un moment où j’ai besoin de quelque force pour confesser ma faiblesse. L’homme qui attente à ses jours montre moins la vigueur de son âme que la défaillance de sa nature.
Je possédais un fusil de chasse dont la détente usée partait souvent au repos. Je chargeai ce fusil de trois balles, et je me rendis dans un endroit écarté du grand Mail. J’armai le fusil, introduisis le bout du canon dans ma bouche, je frappai la crosse contre terre ; je réitérai plusieurs fois l’épreuve : le coup ne partit pas ; l’apparition d’un garde suspendit ma résolution. Fataliste sans le vouloir et sans le savoir, je supposai que mon heure n’était pas arrivée, et je remis à un autre jour l’exécution de mon projet. »

 

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F.-R. de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, L. 3, ch. 12.