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Vivre sous la Révolution

 

Lorsqu’avant la Révolution, je lisais l’histoire des troubles publics chez divers peuples, je ne concevais pas comment on avait pu vivre en ces temps-là ; je m’étonnais que Montaigne écrivît si gaillardement dans un château dont il ne pouvait faire le tour sans courir le risque d’être enlevé par des bandes de ligueurs ou de protestants.

La Révolution m’a fait comprendre cette possibilité d’existence. Les moments de crise produisent un redoublement de vie chez les hommes. Dans une société qui se dissout et se recompose, la lutte des deux génies, le choc du passé et de l’avenir, le mélange des moeurs anciennes et des moeurs nouvelles, forment une combinaison transitoire qui ne laisse pas un moment d’ennui. Les passions et les caractères en liberté, se montrent avec une énergie qu’ils n’ont point dans la cité bien réglée. L’infraction des lois, l’affranchissement des devoirs, des usages et des bienséances, les périls même ajoutent à l’intérêt de ce désordre. Le genre humain en vacances se promène dans la rue, débarrassé de ses pédagogues, rentré pour un moment dans l’état de nature, et ne recommençant à sentir la nécessité du frein social, que lorsqu’il porte le joug des nouveaux tyrans enfantés par la licence.

(…) Le cordonnier en uniforme d’officier de la garde nationale, prenait à genoux la mesure de votre pied ; le moine, qui le vendredi traînait sa robe noire ou blanche, portait le dimanche le chapeau rond et l’habit bourgeois ; le capucin, rasé, lisait le journal à la guinguette, et dans un cercle de femmes folles paraissait une religieuse gravement assise : c’était une tante ou une soeur mise à la porte de son monastère. La foule visitait ces couvents ouverts au monde, comme les voyageurs parcourent, à Grenade, les salles abandonnées de l’Alhambra, ou comme ils s’arrêtent, à Tibur, sous les colonnes du temple de la Sibylle.

Du reste force duels et amours, liaisons de prison et fraternité de politique, rendez-vous mystérieux parmi des ruines, sous un ciel serein, au milieu de la paix et de la poésie de la nature ; promenades écartées, silencieuses, solitaires, mêlées de serments éternels et de tendresses indéfinissables, au sourd fracas d’un monde qui fuyait, au bruit lointain d’une société croulante, qui menaçait de sa chute ces félicités placées au pied des événements. Quand on s’était perdu de vue vingt-quatre heures, on n’était pas sûr de se retrouver jamais. Les uns s’engageaient dans les routes révolutionnaires, les autres méditaient la guerre civile ; les autres partaient pour l’Ohio, où ils se faisaient précéder de plans de châteaux à bâtir chez les Sauvages ; les autres allaient rejoindre les Princes : tout cela allègrement, sans avoir souvent un sou dans sa poche : les royalistes affirmant que la chose finirait un de ces matins par un arrêt du parlement ; les patriotes, tout aussi légers dans leurs espérances, annonçant le règne de la paix et du bonheur avec celui de la liberté.

 

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F.-R. de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, L. 5, ch. 14.