Indignité de la douleur
Si la peine amoureuse est inévitable, elle doit être traversée sans complaisance. Pour Colette, les animaux nous indiquent la voie à suivre.
Souffrir, oui, souffrir, j’ai su souffrir… Mais est-ce très grave, souffrir ? Je viens à en douter. Souffrir, c’est peut-être un enfantillage, une manière d’occupation sans dignité — j’entends souffrir, quand on est femme par un homme, quand on est homme par une femme. C’est extrêmement pénible. Je conviens que c’est difficilement supportable. Mais j’ai bien peur que ce genre de douleur-là ne mérite aucune considération. Ce n’est pas plus vénérable que la vieillesse et la maladie, pour lesquelles j’acquiers une grande répulsion : toutes deux voudront bientôt me serrer de près. D’avance, je me bouche les narines… Les malades d’amour, les trahis, les jaloux doivent sentir la même odeur.
J’ai le souvenir très net d’avoir été moins chérie de mes bêtes, quand je souffrais d’une trahison amoureuse. Elles flairaient sur moi la grande déchéance : la douleur. J’ai vu, à une belle chienne de qualité, un regard inoubliable, généreux encore, mais mesuré, ennuyé avec cérémonie, parce qu’elle n’aimait plus autant la signification de tout mon être — un regard d’homme, le regard d’un certain homme. La sympathie de l’animal pour l’homme malheureux… on n’arrivera donc jamais à faire justice de ce lieu commun, d’une bêtise purement humaine ? L’animal aime presque autant que nous le bonheur. Une crise de larmes l’inquiète, il imite parfois le sanglot, il réfléchit passagèrement notre tristesse. Mais il fuit le malheur comme il fuit la fièvre, et je le crois capable, à la longue, de le bannir…
(…) Tous les animaux bien traités choisissent ce qu’il y a de mieux, autour d’eux et en nous. Partant, j’ai connu, puis franchi l’époque où leur froideur relative m’instruisit de ma propre indignité… Je dis bien : indignité. N’aurais-je pas dû quitter ce bas royaume ? Et quel goût déplorable dans ces pleurs mal essuyés, ces regards éloquents, ces stations debout sous un rideau à demi levé, ce mélodrame… Et que voulez-vous que pensât, d’une telle femme, une bête, une chienne, par exemple, qui était elle-même toute feu caché et secrets, une chienne qui n’avait jamais gémi sous le fouet, ni pleuré en public ? Elle me méprisait, cela va sans dire. Et mon mal, que je ne cachais pas aux yeux de mes pareils, j’en rougissais devant elle. Il est vrai que nous aimions, elle et moi, le même homme. Mais c’est quand même dans ses yeux, à elle, que je lisais une pensée — je la relis dans une des dernières lettres de ma mère : « L’amour, ce n’est pas un sentiment honorable… »
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Colette, La Naissance du jour, 1928.
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