Écrivain de la nuance et de la sensation subtile, Colette ne pouvait se résoudre à la partition trop simple de l’année en quatre saisons. Le printemps contient plusieurs époques à lui seul…
Une première écume verte se colle à la face des troncs qui regarde le nord-est, et dans nos cheminées le feu sue, bave et grommelle. Insidieuse, une odeur monte de la cave jusqu’au rez-de-chaussée… « Qu’est-ce qui sent comme ça ? » Ce qui sent comme ça, c’est un fût plein, que le printemps moisi dénature et qui de vin tourne en vinaigre. On accouche la barrique, trop tard, d’une « mère » énorme, sorte de poulpe horrible, violâtre et gélatineux….
Grande clameur chez les ménagères : « Le cidre est tué ! » Elles émergent du cellier, menant le deuil du cidre, brandissant un pichet plein d’un jus sombre et trouble comme la vieille bière, et qui a perdu toutes ses vertus. Tout sent le sur, l’aigre, le cornichon hors d’âge, le marc de pomme, la betterave ensilée… C’est ton odeur, printemps moisi ! Mais pour peu que le soleil et le vent se ravisent, tu es pourtant le chemin fertile et vaseux, l’acide venelle qui nous mène au plus beau de l’année : le temps de réfrigérer les moisissures, de servir, sur la fleur en plateau du laurier-tin, un dernier petit entremets de giboulée éphémère, et le printemps torride violentera toutes les éclosions.
C’est le plus difficile à évoquer. Je l’empoigne par un bourgeon, un germe vermiforme, une viorne, et je tire à moi, avec précaution… Sur les champs nus règnent le silence et la chaleur. Un peuple impotent et divers se traine, volette, retombe. Des pattes débiles tâtonnent, boitent, des ventres rampent ; partout un insecte succombe au bord de la source de vie, une larve laiteuse rend son sang blanc, la chrysalide éclate comme une cosse. Un massacre s’organise dans les ténèbres du sous-sol. Devant la créature achevée une porte allait s’ouvrir, et ne s’est pas ouverte… La fureur de mourir va-t-elle surpasser celle de naître ?
C’est le printemps rôti, qui accourcit l’herbe et les lances du blé. Vent d’est, pas de rosée, le rosier perd ses boutons fermés, le cerisier ses cerises ridées, l’ail jeune, l’échalote sensible pâment ; pitié pour la fleur ailée du pois, qui prie pour que la pluie la change en graine… À ce printemps véhément je superpose encore l’idée de l’amour, pour ne me rappeler que la dureté intéressée de la vue amoureuse, le petit groin rose de l’amour, son secret langage de corps de garde — quelle modeste jeune fille, habitée d’amour, ne flétrit in petto sa rivale en la traitant de gueule de pou et de vache malade ?… Il est étrange que cette sorte de printemps soit encore au nombre de mes récréations mystérieuses de femme âgée…
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Colette, L’Etoile Vesper, 1946.
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