Jacques le fataliste et son maître
Un homme (le maître) et son domestique (Jacques) parcourent la campagne en faisant la conversation. Mais Jacques prend conscience qu’il est plus indispensable à son maître que l’inverse. Dans ces conditions, qui est le vrai maître ? Après une dispute dans une auberge, Jacques tente de mettre les choses au clair.
JACQUES. — Stipulons : 1° qu’attendu qu’il est écrit là-haut que je vous suis essentiel, et que je sens, que je sais que vous ne pouvez pas vous passer de moi, j’abuserai de ces avantages toutes et quantes fois que l’occasion s’en présentera.
LE MAÎTRE. — Mais, Jacques, on n’a jamais rien stipulé de pareil.
JACQUES. — Stipulé ou non stipulé, cela s’est fait de tous les temps, se fait aujourd’hui, et se fera tant que le monde durera. Croyez-vous que les autres n’aient pas cherché comme vous à se soustraire à ce décret, et que vous serez plus habile qu’eux ? Défaites-vous de cette idée, et soumettez-vous à la loi d’un besoin dont il n’est pas en votre pouvoir de vous affranchir.
Stipulons : 2° qu’attendu qu’il est aussi impossible à Jacques de ne pas connaître son ascendant et sa force sur son maître, qu’à son maître de méconnaître sa faiblesse et de se dépouiller de son indulgence, il faut que Jacques soit insolent, et que, pour la paix, son maître ne s’en aperçoive pas. Tout cela s’est arrangé à notre insu, tout cela fut scellé là-haut au moment où la nature fit Jacques et son maître. Il fut arrêté que vous auriez le titre, et que j’aurais la chose. Si vous vouliez vous opposer à la volonté de nature, vous n’y feriez que de l’eau claire.
LE MAÎTRE. — Mais, à ce compte, ton lot vaudrait mieux que le mien.
JACQUES. — Qui vous le dispute ?
LE MAÎTRE. — Mais, à ce compte, je n’ai qu’à prendre ta place et te mettre à la mienne.
JACQUES. — Savez-vous ce qui en arriverait ? Vous y perdriez le titre, et vous n’auriez pas la chose. Restons comme nous sommes, nous sommes fort bien tous deux ; et que le reste de notre vie soit employé à faire un proverbe.
LE MAÎTRE. — Quel proverbe ?
JACQUES. — Jacques mène son maître. Nous serons les premiers dont on l’aura dit ; mais on le répétera de mille autres qui valent mieux que vous et moi.
LE MAÎTRE. — Cela me semble dur, très dur.
JACQUES. — Mon maître, mon cher maître, vous allez regimber contre un aiguillon qui n’en piquera que plus vivement. Voilà donc qui est convenu entre nous.
LE MAÎTRE. — Et que fait notre consentement à une loi nécessaire ?
JACQUES. — Beaucoup. Croyez-vous qu’il soit inutile de savoir une bonne fois, nettement, clairement, à quoi s’en tenir ? Toutes nos querelles ne sont venues jusqu’à présent que parce que nous ne nous étions pas encore bien dit, vous, que vous vous appelleriez mon maître, et que c’est moi qui serais le vôtre. Mais voilà qui est entendu ; et nous n’avons plus qu’à cheminer en conséquence.
LE MAÎTRE. — Mais où diable as-tu appris tout cela ?
JACQUES. — Dans le grand livre. Ah ! mon maître, on a beau réfléchir, méditer, étudier dans tous les livres du monde, on n’est jamais qu’un petit clerc quand on n’a pas lu dans le grand livre…
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Extrait de Jacques le fataliste et son maître, de Denis Diderot.
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