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A Sophie Volland

 

Chère femme, combien je vous aime ! combien je vous estime ! En dix endroits votre lettre m’a pénétré de joie. Je ne saurais vous dire ce que la droiture et la vérité font sur moi. Si le spectacle de l’injustice me transporte quelquefois d’une telle indignation que j’en perds le jugement, et que, dans ce délire, je tuerais, j’anéantirais ; aussi celui de l’équité me remplit d’une douceur, m’enflamme d’une chaleur et d’un enthousiasme où la vie, s’il fallait la perdre, ne me tiendrait à rien : alors il me semble que mon cœur s’étend au dedans de moi, qu’il nage ; je ne sais quelle situation délicieuse et subite me parcourt partout ; j’ai peine à respirer ; il s’excite à toute la surface de mon corps comme un frémissement ; c’est surtout au haut du front, à l’origine des cheveux qu’il se fait sentir ; et puis les symptômes de l’admiration et du plaisir viennent se mêler sur mon visage avec ceux de la joie, et mes yeux se remplissent de pleurs. Voilà ce que je suis quand je m’intéresse vraiment à celui qui fait le bien. Ô ma Sophie, combien de beaux moments je vous dois ! combien je vous en devrai encore ! Ô Angélique, ma chère enfant, je te parle ici et tu ne m’entends pas ; mais si tu lis jamais ces mots quand je ne serai plus, car tu me survivras, tu verras que je m’occupais de toi, et que je disais, dans un temps où j’ignorais quel sort tu me préparais, qu’il dépendait de toi de me faire mourir de plaisir ou de peine. Les parents ne sont pas assez affligés quand leurs enfants font le mal ; ils ne sont pas assez heureux quand leurs enfants font le bien ; jamais ils ne voient le plaisir et la peine faire couler leurs pleurs.

 

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Denis Diderot, Lettre à Sophie Volland du 18 octobre 1760 (extrait).