Littératurefrançaise.net

Antony

ACTE II, SCENE 2.

ANTONY.

Les autres hommes, du moins, lorsqu’un événement brise leurs espérances, ils ont un frère, un père, une mère… des bras qui s’ouvrent pour qu’ils viennent y gémir. Moi ! moi ! je n’ai pas même la pierre d’un tombeau où je puisse lire un nom et pleurer !

 

ADÈLE.

Calmez-vous, au nom du ciel ! calmez-vous !

 

ANTONY.

Les autres hommes ont une patrie, moi seul je n’en ai pas… car, qu’est-ce que la patrie ? le lieu où l’on est né, la famille qu’on y laisse, les amis qu’on y regrette… Moi, je ne sais pas même où j’ai ouvert les yeux… je n’ai point de famille, je n’ai point de patrie, tout pour moi était dans un nom ; ce nom c’était le vôtre, et vous me défendez de le prononcer…

 

ADÈLE.

Antony, le monde a ses lois, la société ses exigences ; qu’elles soient des devoirs ou des préjugés, les hommes les ont faites telles, et, eussé-je le désir de m’y soustraire, qu’il faudrait encore que je les acceptasse.

 

ANTONY.

Et pourquoi les accepterais-je, moi ?… Pas un de ceux qui les ont faites ne peut se vanter de m’avoir épargné une peine ou rendu un service ; non, grâce au ciel, je n’ai reçu d’eux qu’injustice, et ne leur dois que haine… Je me détesterais du jour où un homme me forcerait à l’aimer… Ceux à qui j’ai confié mon secret ont reversé sur mon front la faute de ma mère… Pauvre mère !… ils ont dit : Malheur à toi, qui n’as pas de parents !… Ceux auxquels je l’ai caché ont calomnié ma vie… ils ont dit : Honte à toi, qui ne peux pas avouer à la face de la société d’où te vient ta fortune !… Ces deux mots, honte et malheur, se sont attachés à moi comme deux mauvais génies… J’ai voulu forcer les préjugés à céder devant l’éducation… arts, langues, science, j’ai tout étudié, tout appris… Insensé que j’étais d’élargir mon cœur pour que le désespoir pût y tenir ! Dons naturels ou sciences acquises, tout s’effaça devant la tache de ma naissance ; les carrières ouvertes aux hommes les plus médiocres se fermèrent devant moi ; il fallait dire mon nom, et je n’avais pas de nom. Oh ! que ne suis-je né pauvre et resté ignorant, perdu dans le peuple ! je n’y aurais pas été poursuivi par les préjugés ; plus ils se rapprochent de la terre plus ils diminuent, jusqu’à ce que trois pieds au-dessous ils disparaissent tout à fait.

 

***

 

      Alexandre Dumas, Antony, 1831.