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Comment je devins auteur dramatique

N’ayant pas de fortune à ses débuts, Alexandre Dumas devait gagner sa vie et celle de sa mère. Employé dans un bureau où toute méditation était rendue impossible par le papotage de ses collègues, il obtint de pouvoir travailler seul, malgré l’hostilité générale.

 

 

Cette victoire remportée était chose plus importante qu’on ne croit peut-être ; hors de portée ainsi de l’investigation envieuse de mes collègues, éloigné de la surveillance méticuleuse de mon chef, je pouvais, grâce à la rapide facilité de mon écriture, escamoter deux heures à mon profit, tout en rendant, à la fin de la séance, autant, et même plus de besogne que les autres ne le faisaient ; mais ce qui était inappréciable surtout, c’était le silence et l’isolement qui m’entouraient, et à la faveur desquels je pouvais suivre le fil de mes pensées, constamment dirigées vers un même but, le théâtre ; dans une chambre commune au contraire, et distrait par les causeries de mes camarades, il est probable que je n’eusse jamais rien entrepris, ou du moins jamais rien achevé.

Du moment où je me trouvai seul, mes idées prirent de l’unité, et commencèrent à se coaguler autour d’un sujet : je composai d’abord une tragédie des Gracches, de laquelle je fis justice, en la brûlant aussitôt sa naissance ; puis une traduction du Fiesque de Schiller, mais je ne voulais débuter que par un ouvrage original ; et puis, d’ailleurs, Ancelot venait d’obtenir un succès avec le même sujet : mon Fiesque alla donc rejoindre les Gracches, ses aînés, et je pensai sérieusement, ces deux études faites, à créer quelque chose.

Le moment était bon : il y avait dégoût dans le public littéraire ; la mort de Talma[1] lui avait fait déserter tout à fait le théâtre, où Mlle Mars seule avait la puissance de le rappeler de temps en temps ; encore venait-il pour l’admirable talent de l’actrice, et non pour les ouvrages. Plusieurs essais, tout infructueux qu’ils avaient été, laissaient pressentir l’apparition d’une littérature plus vive, plus animée et plus vraie ; une espèce d’agitation fébrile commençait à remplacer le dégoût ; on se passionnait, lors de leur apparition, pour certains livres, qui contenaient des essais de drames, trop informes encore pour être reçus à la scène, mais qui indiquaient une tendance générale de l’esprit vers cette Amérique littéraire ; enfin tout le monde était d’accord sur un point, c’est que, si l’on ne savait point encore ce qu’on voulait, on savait au moins ce dont on ne voulait plus.

 

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Alexandre Dumas, Comment je devins auteur dramatique, « revue des deux mondes », décembre 1833.

[1] Comédien célèbre.