Comment je devins auteur dramatique
Dans ce récit autobiographique, Alexandre Dumas raconte ses débuts sur la scène littéraire. Arrivé à Paris à l’âge de 20 ans. Il sollicite un emploi auprès du général Foy qui lui trouve un travail de gratte-papier. Mais il prend aussi conscience de son ignorance, malgré son attirance pour la littérature. Alexandre s’engage à rattraper son retard, et sa curiosité le conduira à une découverte décisive.
Je songeai aussitôt à tenir ma promesse et à étudier sérieusement. Je savais assez de latin pour suivre seul les études de cette langue. J’achetai, avec ce qui me restait de mes cinquante-trois francs, un Juvénal, un Tacite et un Suétone[1]. J’avais toujours eu beaucoup de goût pour la géographie, je me fis une récréation de son étude. Je connaissais un jeune médecin, je le priai de me conduire à la Charité pour y suivre un cours de physiologie : lui-même était bon physicien et bon chimiste, il se fit aider par moi dans ses opérations, et j’appris bientôt de ces deux sciences ce qu’il est nécessaire à un homme du monde d’en savoir. Ma constitution de fer me permettait de suppléer, par le temps que je prenais sur la nuit, au temps qui me manquait le jour : bref, un changement complet s’opéra dans mon existence matérielle et morale, et lorsqu’au bout de deux mois ma mère arriva, elle me reconnut à peine, tant j’étais devenu sérieux.
Alors commença cette lutte obstinée de ma volonté, lutte d’autant plus bizarre qu’elle n’avait aucun but fixe, d’autant plus persévérante que j’avais tout à apprendre. Occupé huit heures par jour à mon bureau, forcé d’y revenir chaque soir de sept à dix heures, mes nuits seules étaient à moi. C’est pendant ces veilles fiévreuses que je pris l’habitude, conservée toujours, de ce travail nocturne qui rend la confection de mon œuvre incompréhensible à mes amis mêmes, car ils ne peuvent deviner ni à quelle heure ni dans quel temps je l’accomplis.
Cette vie intérieure, qui échappait à tous les regards, dura trois ans, sans amener aucun résultat, sans que je produisisse rien, sans que j’éprouvasse même le besoin de produire. Je suivais bien, avec une certaine curiosité, les œuvres théâtrales du temps dans leurs chutes ou dans leurs succès ; mais comme je ne sympathisais ni avec la construction dramatique, ni avec l’exécution dialoguée de ces sortes d’ouvrages, je me sentais seulement incapable de produire rien de pareil, sans deviner qu’il existât autre chose que cela, m’étonnant seulement de l’admiration que l’on partageait entre l’auteur et l’acteur, admiration qu’il me semblait que Talma[2] avait le droit de revendiquer pour lui tout seul.
Vers ce temps, les acteurs anglais arrivèrent à Paris. Je n’avais jamais lu une seule pièce du théâtre étranger. Ils annoncèrent Hamlet. Je ne connaissais que celui de Ducis. J’allai voir celui de Shakespeare.
Supposez un aveugle-né auquel on rend la vue, qui découvre un monde tout entier dont il n’avait aucune idée ; supposez Adam s’éveillant après sa création, et trouvant sous ses pieds la terre émaillée, sur sa tête le ciel flamboyant, autour de lui des arbres à fruits d’or, dans le lointain un fleuve, un beau et large fleuve d’argent, à ses côtés la femme jeune, chaste et nue, et vous aurez une idée de l’Éden enchanté dont cette représentation m’ouvrit la porte.
Oh ! c’était donc cela que je cherchais, qui me manquait, qui me devait venir ; c’étaient ces hommes de théâtre, oubliant qu’ils sont sur un théâtre ; c’était cette vie factice, rentrant dans la vie positive à force d’art ; c’était cette réalité de la parole et des gestes qui faisaient des acteurs, des créatures de Dieu, avec leurs vertus, leurs passions, leurs faiblesses, et non pas des héros guindés, impassibles, déclamateurs et sentencieux. Oh ! Shakespeare, merci ! Oh ! Kemble et Smithson, merci ! Merci à mon Dieu ! merci à mes anges de poésie !
Je vis ainsi Roméo, Virginius, Shylock, Guillaume Tell, Othello[3] ; je vis Macready, Kean-Young[4]. Je lus, je dévorai le répertoire étranger et je reconnus que dans le monde théâtral tout émanait de Shakespeare, comme dans le monde réel tout émane du soleil ; que nul ne pouvait lui être comparé, car il était aussi dramatique que Corneille, aussi comique que Molière, aussi original que Calderon, aussi penseur que Goethe, aussi passionné que Schiller. Je reconnus que ses ouvrages, à lui seul, renfermaient autant de types que les ouvrages de tous les autres réunis. Je reconnus enfin que c’était l’homme qui avait le plus créé après Dieu.
Dès lors ma vocation fut décidée ; je sentis que cette spécialité à laquelle chaque homme est appelé, m’était offerte ; j’eus en moi une confiance qui m’avait manqué jusqu’alors, et je me lançai hardiment vers l’avenir, contre lequel j’avais toujours craint de me briser.
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Alexandre Dumas, Comment je devins auteur dramatique, « revue des deux mondes », décembre 1833.
[1] Auteurs classiques de l’antiquité.
[2] Comédien célèbre.
[3] Personnages célèbres de pièces de Shakespeare, Knowles, Schiller.
[4] Comédiens célèbres.
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