Kean
Audio : version enregistrée en 1949 pour la RTF. Kean : Pierre Brasseur. Anna : Maria Casarès.
ACTE II, SCENE 4 (extrait)
KEAN.
Vous avez songé au théâtre ?
ANNA.
Oui ; depuis longtemps mes yeux sont fixés ardemment sur cette carrière, à l’exemple de miss Siddons, de miss O’Neil, celui plus récent encore de miss Fanny Kemble.
KEAN.
Pauvre enfant !
ANNA.
Vous paraissez me plaindre et cependant vous ne me répondez pas, monsieur ?
KEAN.
Il y a en vous tant de jeunesse, tant de candeur, que ce serait un crime à moi, tout pervers que l’on me fait et que je suis peut-être, de ne pas vous répondre ce que je pense. Me permettez-vous de vous parler comme un père, miss ?
ANNA.
Oh ! je vous en supplie !
KEAN.
Asseyez-vous, ne craignez rien ; à compter de cette heure, vous m’êtes aussi sacrée que si vous étiez ma sœur.
ANNA, s’asseyant.
Que vous êtes bon !
KEAN, debout.
Vous avez vu le côté doré de notre existence, et il vous a éblouie. C’est à moi de vous montrer le revers de cette médaille brillante qui porte deux couronnes, une de fleurs, une d’épines.
ANNA.
Je vous écoute, monsieur, comme si Dieu me parlait.
KEAN.
Votre candeur, votre âge, miss, vont rendre délicate la tâche que je me suis imposée. Il y a des choses difficiles à dire pour un homme de mon âge, difficiles à comprendre pour une jeune fille du vôtre… vous m’excuserez, n’est-ce pas, si l’expression ternissait la chasteté de la pensée ?
ANNA.
Edmond Kean ne dira rien que ne puisse entendre Anna Damby, je l’espère.
KEAN.
Kean ne devrait rien dire de ce qu’il va dire à miss Damby, jeune fille du monde, destinée à rester dans le monde, et qu’il rencontrerait dans le monde… Kean dira tout et doit tout dire à la jeune artiste qui lui accorde sa confiance, et lui fait l’honneur de venir chez lui le consulter, et ce qui lui paraîtrait dans le premier cas une inconvenance, lui semble dans le second un devoir.
ANNA.
Parlez donc, monsieur.
KEAN.
Vous êtes belle. Je vous l’ai dit. C’est quelque chose, c’est beaucoup même pour la carrière que vous voulez embrasser… mais ce n’est point tout, miss… la part de la nature est faite, celle de l’art reste à faire.
ANNA.
Oh ! dirigée par vous, j’étudierai, je ferai des progrès, j’acquerrai un nom.
KEAN.
Dans cinq ou six ans, c’est possible… car ne croyez pas que rien se fasse sans le temps et sans l’étude. Quelques privilégiés naissent avec le génie… mais comme le bloc de marbre naît avec la statue, il faut la main de Praxitèle ou de Michel-Ange, pour en tirer une Vénus ou un Moïse. Oui, certes, je suppose, je crois même que vous êtes de ces élues, que dans quatre ou cinq ans votre talent, votre réputation, ne vous laisseront rien à envier à vos rivales, car c’est la gloire seule que vous cherchez… et votre immense fortune ?…
ANNA.
J’ai tout abandonné du moment où j’ai fui de chez mon tuteur.
KEAN.
Ainsi, vous n’avez rien ?
ANNA.
Rien.
KEAN.
En supposant que vous possédiez toutes les dispositions nécessaires, il vous faut toujours six mois d’étude avant vos débuts.
ANNA.
J’ai heureusement appris dans ma jeunesse tous ces petits ouvrages de femme qui peuvent nourrir celles qui les font. D’ailleurs, j’appartiens à une classe qui est habituée à s’honorer de ce qu’elle gagne. La fortune de ma famille, toute considérable qu’elle est, fut puisée à une source commerciale. Je travaillerai.
KEAN.
C’est bien ! Au bout de ces six mois de travail, supposons toujours des débuts brillants, et alors, vous trouverez un directeur qui vous offrira cent livres sterling par an…
ANNA.
Mais avec mes goûts simples et retirés, cent livres sterling, c’est une fortune.
KEAN.
C’est le quart de ce que vous aurez à dépenser rien que pour vos costumes. La soie, le velours et les diamants coûtent cher, miss. Êtes-vous disposée à vendre votre amour pour parer votre personne ?
ANNA.
Oh ! monsieur.
KEAN.
Pardon, miss, mais je me tairai à l’instant, ou vous me permettrez de tout dire… à l’heure où vous sortirez de cette chambre pour rentrer dans le monde, cette conversation sera oubliée.
ANNA, baissant son voile.
Parlez, monsieur.
KEAN.
Il se peut cependant que vous ayez le bonheur de rencontrer un homme riche, délicat, généreux… que vous aimiez et qui vous aime… qui ne vous donne pas, qui partage… Alors le premier danger est évité… la première humiliation n’existe plus… mais je vous l’ai dit, vous êtes belle… Vous ne connaissez pas nos journalistes d’Angleterre, miss… Il en est qui ont compris leur mission du côté honorable, qui sont partisans de tout ce qui est noble… défenseurs de tout ce qui est beau… admirateurs de tout ce qui est grand. Ceux-là, c’est la gloire de la presse… ce sont les anges du jugement de la nation… Mais il en est d’autres, miss, que l’impuissance de produire a jetés dans la critique… Ceux-là sont jaloux de tout, ils flétrissent ce qui est noble… ils ternissent ce qui est beau… ils abaissent ce qui est grand ! Un de ces hommes, pour votre malheur, vous trouvera belle, peut-être… le lendemain il attaquera votre talent… le surlendemain votre honneur… Alors, dans votre innocence du mal, vous voudrez savoir quelle cause le pousse… naïve et pure, vous irez chez lui comme vous êtes venue chez moi… Vous lui demanderez le motif de sa haine et ce que vous pouvez faire pour qu’elle cesse. Alors il vous dira que vous vous êtes trompée à ses intentions, que votre talent lui plaît, qu’il ne vous hait pas, qu’il vous aime au contraire… Vous vous lèverez comme vous venez de le faire, et il dira : Rasseyez-vous, miss… ou demain…
ANNA.
Horreur !…
KEAN.
Et supposons que vous ayez échappé à ces deux épreuves… une troisième vous attend… Vos rivales… car au théâtre on n’a pas d’amies… on n’a pas d’émules… on n’a que des rivales… vos rivales feront ce que Cimmer et d’autres que je ne veux pas nommer ont fait contre moi. Chaque coterie étendra ses mille bras pour vous empêcher de monter un degré de plus, ouvrira ses mille bouches pour vous cracher la raillerie au visage ; fera entendre ses mille voix pour dire du bien d’elle et du mal de vous… Elles emploieront pour vous perdre des moyens que vous mépriserez… et elles vous perdront avec ces moyens… elles achèteront la louange et l’injure à un prix qui ne leur coûte rien à elles, et que vous ne voudrez pas payer, vous… Le public insoucieux, ignorant, crédule, qui ne sait pas comment se fabriquent hideusement ces réputations et ces mensonges… les prendra pour des talents ou des vérités, à force de les entendre vanter ou redire. Enfin, un beau jour, vous vous apercevrez que la bassesse, l’ignorance et la médiocrité sont tout avec l’intrigue ; que l’étude, le talent, le génie ne servent à rien sans l’intrigue… Vous ne voudrez pas croire ; vous douterez encore quelque temps… Puis enfin, des larmes plein les yeux, du dégoût plein le cœur, du désespoir plein l’âme, vous en viendrez à maudire le jour, l’heure, la minute où cette fatale idée vous a prise de poursuivre une gloire qui coûte si cher et qui rapporte si peu… Maintenant, levez votre voile, miss, j’en ai fini avec les choses honteuses.
ANNA.
Ô Kean ! Kean ! il faut que vous ayez bien souffert !… Comment avez-vous fait ?
KEAN.
Oui, j’ai bien souffert ! mais moins encore que ne doit souffrir une femme… car je suis un homme, moi… et je puis me défendre…
***
Alexandre Dumas, Kean (1836)
© 2024 Matthieu Binder. Réalisation Thomas Grimaud.