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Les Mohicans de Paris
Jean Robert et ses deux amis Pétrus et Ludovic sont allés dans une taverne des halles pour fêter le carnaval (nous sommes en 1827). Alors qu’ils sont agressés par un homme saoul, un personnage mystérieux apparaît (Salvator) et fait immédiatement cesser la querelle. Il s’assoit à la table des trois amis.
« Pendant que Pétrus et Ludovic dorment.
À peine les deux dormeurs eurent-ils indiqué, par leurs ronflements, qu’ils donnaient leur démission d’hommes raisonnables, et abandonnaient la conversation à qui pouvait la soutenir, que Salvator, appuyant ses coudes sur la table, laissant tomber sa tête dans ses mains, et regardant fixement Jean Robert :
– Voyons, demanda-t-il, seigneur poète, pourquoi êtes-vous venu passer la nuit à la halle ?
– Mais pour faire plaisir à mes deux amis, Pétrus et Ludovic.
– Uniquement ?
– Uniquement.
– Et rien ne vous a sollicité à cette complaisance pour eux ?
– Rien autre chose que je sache.
– Vous en êtes bien sûr ?
– Autant qu’on peut être sûr de soi.
– Alors, vous ne me trompez pas, mais vous vous trompez vous-même… Non, ces messieurs qui dorment là d’un si bon sommeil ne sont point la cause ; ils ne sont que le prétexte. Savez-vous ce que vous êtes venu faire ici ? Je vais vous le dire, moi. Vous êtes venu faire votre métier de philosophe, d’observateur, de peintre de mœurs, de poète, de romancier ; vous êtes venu étudier le cœur humain in anima vili[1], comme on dit à l’école, n’est-ce pas ?
– Il y a du vrai dans ce que vous dites, répondit en riant Jean Robert. Je n’ai encore fait que du théâtre ; mais je ne veux pas me borner là : je veux faire du roman de mœurs ; seulement, je veux le faire à la manière dont Shakespeare faisait ses drames, en embrassant toute une période historique, et en mettant à contribution la société tout entière, depuis le fossoyeur jusqu’à Hamlet, prince de Danemark ! Et que voulez-vous que je vous dise ? dans le drame d’Hamlet, parmi les personnages, ce ne sont pas ces remueurs de tombes et ces profanateurs de cadavres que je trouve les moins philosophes.
– Oui, vous avez raison, et je suis de votre avis peut-être ; mais vous vous y prenez mal, ou plutôt vous choisissez mal le lieu de la scène. Où Shakespeare montre-t-il les fossoyeurs ? À leur besogne, les pieds dans la tombe, un crâne dans la main, et non à la taverne de Yaughan le marchand de vin, chez qui le premier fossoyeur envoie le second lui chercher un verre de liqueur.
– Voulez-vous faire de la poésie ? Aimez une femme, et courez les bois. – Voulez-vous faire du théâtre ? Allez dans le monde jusqu’à minuit ; étudiez Molière et Shakespeare jusqu’à deux heures du matin ; dormez six heures par là-dessus ; fondez vos souvenirs avec vos lectures, et écrivez de neuf heures à midi. – Voulez-vous faire du roman ? Prenez Lesage, Walter Scott et Cooper, c’est-à-dire le peintre de mœurs, le peintre de caractères, le peintre de la nature ; étudiez l’homme chez lui : à son atelier, s’il est peintre ; à son bureau, s’il est négociant ; dans son cabinet, s’il est ministre ; sur son trône, s’il est roi ; à son échoppe, s’il est savetier ; mais non pas au cabaret, où il arrive fatigué, et d’où il sort ivre ! C’est sur l’enseigne des cabarets qu’on devrait mettre l’enseigne de Dante : Lasciate ogni speranza. Et puis, quelle pitoyable nuit allez-vous choisir pour vos études ! une nuit de carnaval, une nuit où aucun de ces hommes n’est à sa place, où tous ont engagé depuis leur pantalon jusqu’à la toile de leur paillasse, pour s’affubler de costumes prétentieux ; une nuit où ils singent les gens riches ; une nuit, enfin, où ils sont tout hors eux-mêmes ! En vérité, monsieur l’observateur, continua Salvator en haussant les épaules, vous observez d’une singulière façon !
– Continuez, continuez, dit Jean Robert ; je vous écoute.
– Eh bien, que diriez-vous d’un homme qui irait étudier le cœur humain dans une maison de fous ? Vous le traiteriez de fou lui-même, n’est-ce pas ? Et, cependant, que faites-vous autre chose ici, à cette heure ? Écoutez-moi, monsieur Jean Robert ; le hasard nous a réunis, le mouvement habituel va nous séparer ; peut-être ne nous reverrons-nous jamais… Laissez-moi vous donner un conseil. Je vous parais bien hardi, n’est-ce pas ?
– Oh ! point du tout, je vous jure.
– Que voulez-vous ! moi aussi, j’ai fait un roman.
– Vous ?
– Oui ; mais pas un de ces romans qu’on imprime, rassurez-vous : je ne vous ferai pas concurrence ; c’était pour vous dire seulement que j’avais la prétention d’être observateur. Les romans, poète, c’est la société qui les fait ; cherchez dans votre tête, fouillez dans votre imagination, creusez votre cerveau, vous n’y trouverez, en trois mois, en six mois, en un an, rien de pareil à ce que le hasard, la fatalité, la Providence, selon le nom dont vous voudrez nommer le mot que je cherche, vous n’y trouverez, dis-je, rien de pareil à ce que le hasard, la fatalité ou la Providence noue et dénoue en une nuit, dans une ville comme Paris ! Avez-vous un sujet pour votre roman ?
– Non, pas encore. Le théâtre, je l’aborde volontiers : il ne m’effraie pas trop ; mais le roman, avec ses ramifications, ses épisodes, ses péripéties, ses escaliers qui montent au plus haut étage de la société, ses échelles qui descendent dans les plus profonds abîmes ; un roman, avec le boudoir de la princesse et la mansarde de l’ouvrière ; un roman, avec les Tuileries et le tapis-franc où nous sommes, avec Notre-Dame et la place de Grève, je vous avoue que je recule devant l’œuvre, que je m’épouvante du labeur, et que cela me semble, non pas un fardeau ordinaire, mais un monde à soulever.
– Eh bien ! moi, reprit Salvator, je crois que vous vous trompez.
– Je me trompe ?
– Oui.
– En quoi ?
– En ce que vous voulez faire.
– Sans doute.
– Voilà où est votre tort ! ne faites pas : laissez faire.
– Je ne comprends pas.
– Que faisait Asmodée, le diable boiteux[2] ?
– Il soulevait les toits des maisons, et disait à don Cléophas : « Léandre ? Regarde ! »
– Avez-vous le pouvoir d’Asmodée ? Non. Aussi, je vous dirai : Faites plus simplement encore ; sortez de ce bouge, suivez le premier homme ou la première femme que vous rencontrerez dans la rue, dans le carrefour, sur le quai ; ce premier homme ou cette première femme ne sera probablement pas le héros ou l’héroïne d’une histoire, mais il ou elle sera un des fils du grand roman humain que Dieu compose – dans quel but ? Lui seul le sait ! faites-vous purement et simplement son collaborateur, et, dès le premier pas, soyez certain que vous serez sur la trace de quelque aventure terrible ou bouffonne.
– Mais il fait nuit.
– Eh ! raison de plus ! la nuit est faite pour les poètes, les amoureux, les patrouilles, les voleurs et les romanciers.
– Alors, vous voulez que je commence mon roman tout de suite ?
– Il est commencé.
– Vraiment ?
– Sans doute.
– Depuis quelle heure ?
– Depuis l’heure où vos amis vous ont dit : « Allons souper à la halle. »
– Vous plaisantez !
– Non, sur mon honneur ! Vous n’avez qu’à vouloir. Jean Taureau sera un personnage de votre roman, Gibelotte sera un personnage de votre roman, Toussaint Louverture sera un personnage de votre roman, Sac-à-Plâtre sera un personnage de votre roman, Croc-en-Jambe sera un personnage de votre roman ; vos deux amis, qui dorment sans se douter que nous leur distribuons des rôles, seront des personnages de votre roman ; moi-même, si vous m’en jugez digne, je serai un personnage de votre roman… Seulement, n’allez pas l’abandonner à l’exposition.
– Ah ! ma foi ! vous avez raison, et je ne demande pas mieux que de le poursuivre.
– En ce cas, dites-vous bien ceci : que vous n’êtes plus un auteur qui crée des situations, pèse des événements, prépare des péripéties, mais que vous êtes un acteur de ce grand drame humain dont le théâtre est le monde, qui a pour décoration les villes, les forêts, les fleuves, les océans ; où chacun agit suivant son intérêt, son caprice, sa fantaisie en apparence, mais est, en réalité, poussé par la main invisible et toute- puissante de la destinée ; les pleurs qui y couleront seront de véritables larmes, le sang qui y sera versé sera du véritable sang, et vous-même mêlerez vos larmes et votre sang aux larmes et au sang des autres…
– Qu’importe au poète qu’il souffre, si l’art a quelque chose à gagner à sa souffrance !
– Allons, vous êtes bien tel que je vous jugeais. Tenez, le temps a tourné à la gelée, la nuit est belle, il fait un clair de lune magnifique ; sortons et allons chercher la suite de l’histoire dont nous venons, non pas d’écrire, mais de jouer les premiers chapitres. »
***
Alexandre Dumas, Les Mohicans de Paris, 1854-1859 (paru en feuilleton).
[1] Dans une âme humble (lat.). Désigne une expérience faite sur un être vivant de moindre valeur, généralement un animal.
[2] Le Diable boiteux, roman de Alain-René Lesage, publié en 1707.