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La difficulté d’écrire (1)

 

Tout en articulant avec beaucoup de finesse la dialectique des classes sociales dans une grande ville, Horace met en scène avec beaucoup d’humour les travers tragi-comiques d’une génération romantique qui a eu elle aussi ses écrivains ratés. Plaçant l’inspiration si haut, il était fatal que les écrivains de cette époque en vinssent parfois à mépriser l’aspect technique de l’écriture. Hélas ! Pas moyen d’y échapper !

 

Pendant qu’on faisait dans nos mansardes cet essai important d’une vie nouvelle, Horace, retranché dans la sienne, se livrait à des essais littéraires. Dès que je fus un peu rendu à la liberté, j’allai le voir ; car depuis plusieurs jours j’étais privé de sa société. Je trouvai son intérieur singulièrement changé. Il avait arrangé sa petite chambre garnie avec une sorte d’affectation. Il avait mis son couvre-pied sur sa table, afin de lui donner un air de bureau. Il avait placé un de ses matelas dans l’embrasure de la porte, afin d’intercepter les bruits du voisinage ; et de son rideau d’indienne, roulé autour de lui, il s’était fait une robe de chambre, ou plutôt un manteau de théâtre. Il était assis devant sa table, les coudes en avant, la tête dans ses mains, la chevelure ébouriffée ; et quand j’ouvris la porte, vingt feuillets manuscrits, soulevés par le courant d’air, voltigèrent autour de lui, et s’abattirent de tous côtés, comme une volée d’oiseaux effarouchés.

Je courus après eux, et en les rassemblant j’y jetai un regard indiscret. Tous portaient en tête des titres différents.

« C’est un roman, m’écriai-je, cela s’appelle la Malédiction, chapitre Ier ! mais non, cela s’appelle le Nouveau René, Ier chapitre… Eh non ! voici Une Déception, livre Ier. Ah ! maintenant, cet autre, le Dernier Croyant, Ire partie… Eh mais ! voici des vers ! un poëme ! chant Ier, la Fin du monde. Ah ! une ballade ! la Jolie Fille du roi maure, strophe Ire ; et sur cette autre feuille, la Création, drame fantastique, scène Ire ; et puis voici un vaudeville, Dieu me pardonne ! les Truands philosophes, acte Ier ; et par ma foi ! encore autre chose ! un pamphlet politique, page 1re. Mais si tout cela marche de front, tu vas, mon cher Horace, faire invasion dans la littérature. »

Horace était furieux. Il se plaignit de ma curiosité, et, m’arrachant des mains tous ces commencements, dont aucun n’avait été poussé au delà d’une demi-page, il les froissa, en fit une boule, et la jeta dans la cheminée.

(…)

— Eh bien, c’est un beau courage, et je t’en félicite. Tu dois avoir quelque chose en train. Veux-tu me le lire ?

— Moi ! Je n’ai rien écrit. Pas une ligne de rédaction ; c’est une chose plus difficile que je ne croyais de se mettre à barbouiller du papier. Vraiment, c’est rebutant. Les sujets m’obsèdent. Quand je ferme les yeux, je vois une armée, un monde de créations se peindre et s’agiter dans mon cerveau. Quand je rouvre les yeux, tout cela disparaît. J’avale des pintes de café, je fume des pipes par douzaines, je me grise dans mon propre enthousiasme ; il me semble que je vais éclater comme un volcan. Et quand je m’approche de cette table maudite, la lave se fige et l’inspiration se refroidit. Pendant le temps d’apprêter une feuille de papier et de tailler ma plume, l’ennui me gagne ; l’odeur de l’encre me donne des nausées. Et puis cette horrible nécessité de traduire par des mots et d’aligner en pattes de mouches des pensées ardentes, vives, mobiles comme les rayons du soleil teignant les nuages de l’air ! Oh ! C’est un métier, cela aussi ! Où fuir le métier, grand Dieu ? Le métier me poursuivra partout !

 

 

***

 

George Sand, Horace, 1841 (Ch. 10)