Littératurefrançaise.net

La difficulté d’écrire (2)

 

Tout en articulant avec beaucoup de finesse la dialectique des classes sociales dans Paris pré-révolutionnaire, Horace met en scène avec beaucoup d’humour les travers tragi-comiques d’une génération romantique qui a eu elle aussi ses écrivains ratés. Dans cet extrait, George Sand pose la question de la source de l’écriture. Prend-elle naissance dans les livres ou dans la vie ? Plus largement, qu’est-ce qui fait l’originalité d’un texte ?

 

N’ayant appris ce qu’il savait que dans les livres, il ne pouvait être poussé ni par une révélation supérieure ni par un besoin généreux, au choix de tel ou tel récit, de telle ou telle peinture. Comme il était riche de fictions entassées dans son intelligence par la culture, et toutes prêtes à être fécondées quand sa vie serait complétée, il se croyait prêt à produire. Mais il ne pouvait pas s’attacher à ces créations fugitives qui ne remuaient pas son âme, et qui, à vrai dire, n’en sortaient pas, puisqu’elles étaient le produit de certaines combinaisons de la mémoire. Aussi manquaient-elles d’originalité, sous quelque forme qu’il voulût les résoudre, et il le sentait ; car il était homme de goût, et son amour-propre n’avait rien de sot. Alors il raturait, déchirait, recommençait, et finissait par abandonner son œuvre pour en essayer une autre qui ne réussissait pas mieux.

Ne comprenant pas les causes de son impuissance, il se trompait en l’attribuant au dégoût de la forme. La forme était la seule richesse qu’il eût pu acquérir dès lors avec de la patience et de la volonté ; mais cela n’aurait jamais suppléé à un certain fonds qui lui manquait essentiellement, et sans lequel les œuvres littéraires les plus chatoyantes de métaphores, les plus chargées de tours ingénieux et charmants, n’ont cependant aucune valeur.

Je lui avais bien souvent répété ces choses, mais sans le convaincre. Après l’essai que, depuis plus d’un mois, il s’obstinait à faire, il s’aveuglait encore. Il croyait que le bouillonnement de son sang, l’impétuosité de sa jeunesse, l’impatience fiévreuse de s’exprimer, étaient les seuls obstacles à vaincre. Cependant, il avouait que tout ce qu’il avait essayé prenait, au bout de dix lignes ou de trois vers, une telle ressemblance avec les auteurs dont il s’était nourri, qu’il rougissait de ne faire que des pastiches. Il me montra quelques vers et quelques phrases qui eussent pu être signés Lamartine, Victor Hugo, Paul Courier, Charles Nodier, Balzac, voire Béranger, le plus difficile de tous à imiter, à cause de sa manière nette et serrée ; mais ces courts essais, qu’on aurait pu appeler des fragments de fragments, n’eussent été, dans l’œuvre de ses modèles, que des appendices servant d’ornement à des pensées individuelles, et cette individualité, Horace ne l’avait pas. S’il voulait émettre l’idée, on était choqué (et il l’était lui-même) du plagiat manifeste, car cette idée n’était point à lui : elle était à eux ; elle était à tout le monde.

 

***

George Sand, Horace, 1841 (Ch. 10)