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La misère

 

Tout en articulant avec beaucoup de finesse la dialectique des classes sociales dans une grande ville, Horace met en scène les travers tragi-comiques d’une génération romantique. Dans cet extrait, c’est tout le cortège de misère des classes exploitées qui passe -y compris les violences sexuelles intrafamiliales.

 

Mon père était un ouvrier pauvre et chagrin, qui cherchait dans le vin, comme tant d’autres, l’oubli de ses maux et de ses inquiétudes. Vous ne savez pas ce que c’est que le peuple, Monsieur ! non, vous ne le savez pas ! C’est dans le peuple qu’il y a les plus grandes vertus et les plus grands vices. Il y a là des hommes comme lui (et elle posait sa main sur le bras d’Arsène), et il y a aussi des hommes dont la vie semble livrée à l’esprit du mal. Une fureur sombre les dévore, un désespoir profond de leur condition alimente en eux une rage continuelle. Mon père était de ceux-là. Il se plaignait sans cesse, avec des jurements et des imprécations, de l’inégalité des fortunes et de l’injustice du sort, Il n’était pas né paresseux ; mais il l’était devenu par découragement, et la misère régnait chez nous. Mon enfance s’est écoulée entre deux souffrances alternatives : tantôt une compassion douloureuse pour mes parents infortunés, tantôt une terreur profonde devant les emportements et les délires de mon père. Le grabat où nous reposions était à peu près notre seule propriété : tous les jours d’avides créanciers nous le disputaient. Ma mère mourut jeune par suite des mauvais traitements de son mari. J’étais alors enfant. Je sentis vivement sa perte, quoique j’eusse été la victime sur laquelle elle reportait les outrages et les coups dont elle était abreuvée. Mais il ne me vint pas dans l’idée d’insulter à sa mémoire et de me réjouir de l’espèce de liberté que sa mort me procurait. Je mettais toutes ses injustices sur le compte de la misère, aussi bien les siennes que celles de mon père. La misère était l’unique ennemi, mais l’ennemi commun, terrible, odieux, que, dès les premiers jours de ma vie, je fus habituée à détester et à craindre.

« Ma mère, en dépit de tout, était laborieuse et me forçait à l’être. Quand je fus seule et abandonnée à tous mes penchants, je cédai à celui qui domine l’enfance : je tombai dans la paresse. Je voyais à peine mon père ; il partait le matin avant que je fusse éveillée, et ne rentrait que tard le soir lorsque j’étais couchée. Il travaillait vite et bien ; mais à peine avait-il touché quelque argent, qu’il allait le boire ; et lorsqu’il revenait ivre au milieu de la nuit, ébranlant le pavé sous son pas inégal et pesant, vociférant des paroles obscènes sur un ton qui ressemblait à un rugissement plutôt qu’à un chant, je m’éveillais baignée d’une sueur froide et les cheveux dressés d’épouvante. Je me cachais au fond de mon lit, et des heures entières s’écoulaient ainsi, moi n’osant respirer, lui marchant avec agitation et parlant tout seul dans le délire ; quelquefois s’armant d’une chaise ou d’un bâton, et frappant sur les murs et même sur mon lit, parce qu’il se croyait poursuivi et attaqué par des ennemis imaginaires. Je me gardais bien de lui parler ; car une fois, du vivant de ma mère, il avait voulu me tuer, pour me préserver, disait-il, du malheur d’être pauvre. Depuis ce temps, je me cachais à son approche ; et souvent, pour éviter d’être atteinte par les coups qu’il frappait au hasard dans l’obscurité, je me glissais sous mon lit, et j’y restais jusqu’au jour, à moitié nue, transie de peur et de froid.

(…)

« Mais comment vous raconterai-je la principale et la plus affreuse cause de ma faute ? Le dois-je, Arsène, et ne ferai-je pas mieux d’encourir un peu plus de blâme, que de charger d’une si odieuse malédiction la tête de mon père ?

— Il faut tout dire, répondit Arsène, ou plutôt je vais le dire pour vous ; car vous ne pouvez pas vous laisser accuser d’un crime quand vous êtes innocente. Moi, je sais tout, et je viens de le dire à mes sœurs, qui l’ignoraient encore. Son père, dit-il en s’adressant à nous (pardonnez-lui, mes amis ; la misère est la cause de l’ivrognerie, et l’ivrognerie est la cause de tous nos vices), ce malheureux homme, avili, dégradé, privé de raison à coup sûr, conçut pour sa fille une passion infâme, et cette passion éclata précisément un jour où Marthe, ayant été remarquée à la danse sans le savoir, par un commis voyageur, avait excité la jalousie insensée de son père. Ce voyageur avait été très-empressé auprès d’elle ; il n’avait pas manqué, comme ils font tous à l’égard des jeunes filles qu’ils rencontrent dans les provinces, de lui parler d’amour et d’enlèvement. Marthe l’avait à peine écouté. Dès la nuit suivante il devait repartir, et la nuit suivante, au moment où il repartait, il vit une femme échevelée courir sur ses traces et s’élancer dans sa voiture. C’était Marthe qui fuyait, nouvelle Béatrix, les violences sinistres d’un nouveau Cenci. Elle aurait pu, direz-vous, prendre un autre parti, chercher un refuge ailleurs, invoquer la protection des lois ; mais dans ce cas-là, il fallait déshonorer son père, affronter la honte d’un de ces procès scandaleux d’où l’innocent sort parfois aussi souillé dans l’opinion que le coupable. Marthe crut avoir trouvé un ami, un protecteur, un époux même ; car le voyageur, voyant sa simplicité d’enfant, lui avait parlé de mariage. Elle crut pouvoir l’aimer par reconnaissance, et, même après qu’il l’eut trompée, elle crut lui devoir encore une sorte de gratitude.

— Et puis, reprit Marthe, mes premiers pas dans la vie avaient été marqués de scènes si terribles et de dangers si affreux, que je n’avais plus le droit d’être si difficile. J’avais changé de tyran. Mais le second, avec ses jalousies et ses emportements, avait une sorte d’éducation qui me le faisait paraître bien moins rude que le premier. Tout est relatif. Cet homme, que vous trouvez si grossier, et que moi-même j’ai trouvé tel à mesure que j’ai eu des objets de comparaison autour de moi, me paraissait bon, sincère, dans les commencements. La douceur exceptionnelle que j’avais acquise dans une vie si contrainte et si dure, encouragea et poussa rapidement à l’excès les instincts despotiques de mon nouveau maître. Je les supportai avec une résignation que n’auraient pas eue des femmes mieux élevées. J’étais en quelque sorte blasée sur les menaces et les injures. Je rêvais toujours l’indépendance, mais je ne la croyais plus possible pour moi. J’étais une âme brisée ; je ne sentais plus en moi l’énergie nécessaire à un effort quelconque, et sans l’amitié, les conseils et l’aide d’Arsène, je ne l’aurais jamais eue. Tout ce qui ressemblait à des offres d’amour, les simples hommages de la galanterie, ne me causaient qu’effroi et tristesse.

 

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George Sand, Horace, 1841 (Ch. 5)