La Tentation de Saint Antoine
Quand Flaubert a écrit la première version de ce texte, à 28 ans, il l’a lu à ses deux amis Du Camp et Bouilhet. Ils lui ont immédiatement conseillé de jeter le texte au feu et de ne plus jamais en reparler. Mais Flaubert a la tête dure : 25 ans plus tard, il en écrit une nouvelle version. C’est de la poésie, ni plus, ni moins. De la poésie en prose, où Flaubert déploie tous les thèmes qui lui sont chers : l’orient, le sublime, les religions antiques, la puissance de la nature.
« Autrefois, quand revenait l’été, l’inondation chassait vers le désert les bêtes impures. Les digues s’ouvraient, les barques s’entrechoquaient, la terre haletante buvait le fleuve avec ivresse. Dieu à cornes de taureau tu t’étalais sur ma poitrine -et on entendait le mugissement de la vache éternelle !
Les semailles, les récoltes, le battage des grains et les vendanges se succédaient régulièrement, d’après l’alternance des saisons. Dans les nuits toujours pures, de larges étoiles rayonnaient. Les jours étaient baignés d’une invariable splendeur. On voyait, comme un couple royal, le Soleil et la Lune de chaque côté de l’horizon.
Nous trônions tous les deux dans un monde plus sublime, monarques-jumeaux, époux dès le sein de l’éternité, – lui, tenant un sceptre à tête de coucoupha, moi un sceptre à fleur de lotus, debout l’un et l’autre, les mains jointes ; – et les écroulements d’empire ne changeaient pas notre attitude.
L’Egypte s’étalait sous nous, monumentale et sérieuse, longue comme le corridor d’un temple, avec des obélisques à droite, des pyramides à gauche, son labyrinthe au milieu, -et partout des avenues de monstres, des forêts de colonnes, de lourds pylônes flanquant des portes qui ont à leur sommet le globe de la Terre entre deux ailes.
Les animaux de son zodiaque se retrouvaient dans ses pâturages, emplissaient de leurs formes et de leurs couleurs son écriture mystérieuse. Divisée en douze régions comme l’année l’est en douze mois, -chaque mois, chaque jour ayant son dieu, -elle reproduisait l’ordre immuable du ciel ; et l’homme en expirant ne perdait pas sa figure, mais, saturé de parfums, devenu indestructible, il allait dormir pendant trois mille ans dans une Égypte silencieuse.
Celle-là, plus grande que l’autre, s’étendait sous la terre.
On y descendait par des escaliers conduisant à des salles où étaient reproduites les joies des bons, les tortures des méchants, tout ce qui a lieu dans le troisième monde invisible. Rangés le long des murs, les morts dans ces cercueils peints attendaient leur tour ; et l’âme exempte des migrations continuait son assoupissement jusqu’au réveil d’une autre vie.
Osiris, cependant, revenait me voir quelquefois. Son ombre m’a rendue mère d’Harpocrate.
Elle contemple l’enfant.
C’est lui ! Ce sont ses yeux ! Ce sont ses cheveux, tressés en cornes de bélier ! tu recommenceras ses œuvres. Nous refleurirons comme des lotus. Je suis la grande Isis ! nul encore n’a soulevé mon voile ! Mon fruit est le soleil !
Soleil du printemps, des nuages obscurcissent ta face ! L’haleine de Typhon dévore les pyramides. J’ai vu, tout à l’heure, le Sphinx s’enfuir. Il galopait comme un chacal. »
***
© 2024 Matthieu Binder. Réalisation Thomas Grimaud.