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L’Education Sentimentale

 

 

 

 

Il ne faut pas lire Flaubert comme on mange un sandwich, mais plutôt comme si on était invité chez Alain Ducasse. Tous les détails comptent. Savourons la substance même de la langue, l’alchimie entre le son et le sens !

Dans cet extrait, Flaubert raconte la vie de son héros, Frédéric, étudiant à Paris. Or, les étudiants ne font pas tout le temps la fête, ils s’ennuient aussi, beaucoup. C’est donc une atmosphère de dimanche que l’écrivain tente de créer ici. 

 

« Il passait des heures à regarder, du haut de son balcon, la rivière qui coulait entre les quais grisâtres, noircis, de place en place, par la bavure des égouts, avec un ponton de blanchisseuses amarré contre le bord, où des gamins quelquefois s’amusaient, dans la vase, à faire baigner un caniche. Ses yeux délaissant à gauche le pont de pierre de Notre-Dame et trois ponts suspendus, se dirigeaient toujours vers le pont aux ormes, sur un massif de vieux arbres, pareils aux tilleuls du port de Montereau. La tour Saint-Jacques, l’Hotel-de-Ville, Saint-Gervais, Saint-Louis, Saint-Paul se levaient en face, parmi les toits confondus, – et le génie de la colonne de Juillet resplendissait à l’orient comme une large étoile d’or, tandis qu’à l’autre extrémité le dôme des Tuileries arrondissait, sur le ciel, sa lourde masse bleue. C’était par derrière, de ce côté-là, que devait être la maison de Madame Arnoux.

Il rentrait dans sa chambre ; puis, couché sur son divan, s’abandonnait à une méditation désordonnée ; plans d’ouvrages, projets de conduite, élancements vers l’avenir. Enfin, pour se débarrasser de lui-même, il sortait.

Il remontait, au hasard, le Quartier Latin, si tumultueux d’habitude, mais désert à cette époque, car les étudiants étaient partis dans leurs familles. Les grands murs des collèges, comme allongés par le silence, avaient un aspect plus morne encore ; on entendait toutes sortes de bruits paisibles, des battements d’ailes dans des cages, le ronflement d’un tour, le marteau d’un savetier ; et les marchands d’habits, au milieu des rues, interrogeaient chaque fenêtre, inutilement. Au fond des cafés solitaires, la dame du comptoir baillait entre ses carafons remplis, les journaux demeuraient en ordre sur la table des cabinets de lecture ; dans l’atelier des repasseuses, des linges frissonnaient sous les bouffées du vent tiède. De temps à autre, il s’arrêtait à l’étalage d’un bouquiniste ; un omnibus, qui descendait en frôlant le trottoir, le faisait se retourner ; et, parvenu devant le Luxembourg, il n’allait pas plus loin. »

 

 

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