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Madame Bovary

 

Madame Bovary est un des chefs d’œuvre de la littérature mondiale. Pourquoi ? Parce qu’au milieu du XIXième siècle, il annonce toute notre modernité, le déclassement de la campagne par rapport à la ville, le sentiment d’être en marge, la frustration devant la réalité, et même la société de consommation. Tout cela dans un style haute couture, avec de nombreuses révolutions dans les procédés narratifs.

 

 

 

« Les bourgeoises admiraient son économie, les clients sa politesse et les pauvres sa charité.

Mais elle était pleine de convoitises, de rage, de haine. Cette robe aux plis droits cachait un cœur bouleversé, et ces lèvres si pudiques n’en racontaient pas la tourmente. Elle était amoureuse de Léon, et elle recherchait la solitude, afin de pouvoir plus à l’aise se délecter en son image. La vue de sa personne troublait sa méditation. Emma palpitait au bruit de ses pas : puis, en sa présence, l’émotion tombait, et il ne lui restait ensuite qu’un immense étonnement qui se finissait en tristesse.

Léon ne savait pas, lorsqu’il sortait de chez elle desespéré, qu’elle se levait derrière lui, afin de le voir dans la rue. Elle s’inquiétait de ses démarches ; elle épiait son visage ; elle inventa toute une histoire pour trouver prétexte à visiter sa chambre. La femme du pharmacien lui semblait bien heureuse de dormir sous le même toit ; et ses pensées continuellement s’abattaient sur cette maison, comme les pigeons du Lion d’or qui venaient tremper là, dans les gouttières, leurs pattes roses et leurs ailes blanches. Mais plus Emma s’apercevait de son amour, plus elle le refoulait, afin qu’il ne parût pas, et pour le diminuer. Elle aurait voulu que Léon s’en doutât ; et elle imaginait des hasards, des catastrophes qui l’eussent facilité. Ce qui la retenait, sans doute, c’était la paresse ou l’épouvante, et la pudeur aussi. Elle songeait qu’elle l’avait repoussé trop loin, qu’il n’était plus temps, que tout était perdu. Puis l’orgueil, la joie de se dire : «Je suis vertueuse», et de se regarder dans la glace en prenant des poses résignées, la consolait un peu du sacrifice qu’elle croyait faire.

Alors, les appétits de la chair, les convoitises d’argent et les mélancolies de la passion, tout se confondit dans une même souffrance ; – et, au lieu d’en détourner sa pensée, elle l’y attachait davantage, s’excitant à la douleur et en cherchant partout les occasions. Elle s’irritait d’un plat mal servi ou d’une porte entrebâillée, gémissait du velours qu’elle n’avait pas, du bonheur qui lui manquait, de ses rêves trop hauts, de sa maison trop étroite.

Ce qui l’exaspérait, c’est que Charles n’avait pas l’air de se douter de son supplice. La conviction où il était de la rendre heureuse lui semblait une insulte imbécile, et sa sécurité là-dessus de l’ingratitude. Pour qui donc était-elle sage ? N’était-il pas, lui, l’obstacle à toute félicité, la cause de toute misère, et comme l’ardillon pointu de cette courroie complexe qui la bouclait de tous côtés ?

Donc, elle reporta sur lui seul la haine nombreuse qui résultait de ses ennuis, et chaque effort pour l’amoindrir ne servait qu’à l’augmenter ; car cette peine inutile s’ajoutait aux autres motifs de désespoir et contribuait encore plus à l’écartement. Sa propre douceur à elle-même lui donnait des rébellions. La médiocrité domestique la poussait à des fantaisies luxueuses, la tendresse matrimoniale en des désirs adultères. Elle aurait voulu que Charles la battît, pour pouvoir plus justement le détester, s’en venger. Elle s’étonnait parfois des conjectures atroces qui lui arrivaient à la pensée ; et il fallait continuer à sourire, s’entendre répéter qu’elle était heureuse, faire semblant de l’être, le laisser croire !

Elle avait des dégoûts, cependant, de cette hypocrisie. Des tentations la prenaient de s’enfuir avec Léon, quelque part, bien loin, pour essayer une destinée nouvelle ; mais aussitôt il s’ouvrait dans son âme un gouffre vague, plein d’obscurité. »

 

 

 

 

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