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Les Liaisons dangereuses 

Lettre 81

 

De Madame de Merteuil à Monsieur de Valmont.

 

Que vos craintes me causent de pitié ! Combien elles me prouvent ma supériorité sur vous ! et vous voulez m’enseigner, me conduire ? Ah ! mon pauvre Valmont, quelle distance il y a encore de vous à moi ! Non, tout l’orgueil de votre sexe ne suffirait pas pour remplir l’intervalle qui nous sépare. Parce que vous ne pourriez exécuter mes projets, vous les jugez impossibles ! Être orgueilleux et faible, il te sied bien de vouloir calculer mes moyens et juger de mes ressources ! Au vrai, vicomte, vos conseils m’ont donné de l’humeur, et je ne puis vous le cacher.

Que pour masquer votre incroyable gaucherie auprès de votre présidente, vous m’étaliez comme un triomphe d’avoir déconcerté un moment cette femme timide et qui vous aime, j’y consens ; d’en avoir obtenu un regard, un seul regard, je souris et vous le passe. Que sentant, malgré vous, le peu de valeur de votre conduite, vous espériez la dérober à mon attention, en me flattant de l’effort sublime de rapprocher deux enfants qui, tous deux, brûlent de se voir, et qui, soit dit en passant, doivent à moi seule l’ardeur de ce désir ; je le veux bien encore. Qu’enfin vous vous autorisiez de ces actions d’éclat, pour me dire d’un ton doctoral, qu’il vaut mieux employer son temps à exécuter ses projets qu’à les raconter ; cette vanité ne me nuit pas, et je la pardonne. Mais que vous puissiez croire que j’ai besoin de votre prudence, que je m’égarerais en ne déférant pas à vos avis, que je dois leur sacrifier un plaisir, une fantaisie ! en vérité, vicomte, c’est aussi vous trop enorgueillir de la confiance que je veux bien avoir en vous !

Et qu’avez-vous donc fait, que je n’aie surpassé mille fois ? Vous avez séduit, perdu même beaucoup de femmes : mais quelles difficultés avez-vous eues à vaincre ? quels obstacles à surmonter ? où est là le mérite qui soit véritablement à vous ? Une belle figure, pur effet du hasard ; des grâces, que l’usage donne presque toujours ; de l’esprit à la vérité, mais auquel du jargon suppléerait au besoin ; une impudence assez louable, mais peut-être uniquement due à la facilité de vos premiers succès ; si je ne me trompe, voilà tous vos moyens : car pour la célébrité que vous avez pu acquérir, vous n’exigerez pas, je crois, que je compte pour beaucoup l’art de faire naître ou de saisir l’occasion d’un scandale.

Quant à la prudence, à la finesse, je ne parle pas de moi : mais quelle femme n’en aurait pas plus que vous ? Eh ! votre présidente vous mène comme un enfant.

Croyez-moi, vicomte, on acquiert rarement les qualités dont on peut se passer. Combattant sans risque, vous devez agir sans précaution. En effet, pour vous autres hommes, les défaites ne sont que des succès de moins. Dans cette partie si inégale, notre fortune est de ne pas perdre, et votre malheur de ne pas gagner. Quand je vous accorderais autant de talents qu’à nous, de combien encore ne devrions-nous pas vous surpasser, par la nécessité où nous sommes d’en faire un continuel usage ?

Supposons, j’y consens, que vous mettiez autant d’adresse à nous vaincre que nous à nous défendre ou à céder, vous conviendrez au moins qu’elle vous devient inutile après le succès. Uniquement occupé de votre nouveau goût, vous vous y livrez sans crainte, sans réserve : ce n’est pas à vous que sa durée importe.

En effet, ces liens réciproquement donnés et reçus, pour parler le jargon de l’amour, vous seul pouvez, à votre choix, les resserrer ou les rompre : heureuses encore, si dans votre légèreté, préférant le mystère à l’éclat, vous vous contentez d’un abandon humiliant, et ne faites pas de l’idole de la veille la victime du lendemain.

Mais qu’une femme infortunée sente la première le poids de sa chaîne, quels risques n’a-t-elle pas à courir, si elle tente de s’y soustraire, si elle ose seulement la soulever ? Ce n’est qu’en tremblant qu’elle essaie d’éloigner d’elle l’homme que son cœur repousse avec effort. S’obstine-t-il à rester, ce qu’elle accordait à l’amour, il faut le livrer à la crainte :

Ses bras s’ouvrent encor quand son cœur est fermé.

Sa prudence doit dénouer avec adresse ces mêmes liens que vous auriez rompus. À la merci de son ennemi, elle est sans ressource, s’il est sans générosité : et comment en espérer de lui, lorsque, si quelquefois on le loue d’en avoir, jamais pourtant on ne le blâme d’en manquer ?

Sans doute vous ne nierez pas ces vérités que leur évidence a rendues triviales. Si cependant vous m’avez vue, disposant des événements et des opinions, faire de ces hommes si redoutables les jouets de mes caprices ou de mes fantaisies ; ôter aux uns la volonté de me nuire, aux autres la puissance de me nuire ; si j’ai su tour à tour, et suivant mes goûts mobiles, attacher à ma suite ou rejeter loin de moi

Ces tyrans détrônés devenus mes esclaves ;

si, au milieu de ces révolutions fréquentes, ma réputation s’est pourtant conservée pure, n’avez-vous pas dû en conclure que, née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre, j’avais su me créer des moyens inconnus jusqu’à moi ?

Ah ! gardez vos conseils et vos craintes pour ces femmes à délire, et qui se disent à sentiment ; dont l’imagination exaltée ferait croire que la nature a placé leurs sens dans leur tête ; qui n’ayant jamais réfléchi, confondent sans cesse l’amour et l’amant ; qui, dans leur folle illusion, croient que celui-là seul avec qui elles ont cherché le plaisir en est l’unique dépositaire ; et, vraies superstitieuses, ont pour le prêtre le respect et la foi qui ne sont dus qu’à la divinité.

Craignez encore pour celles qui, plus vaines que prudentes, ne savent pas au besoin consentir à se faire quitter.

Tremblez surtout pour ces femmes actives dans leur oisiveté, que vous nommez sensibles, et dont l’amour s’empare si facilement et avec tant de puissance ; qui sentent le besoin de s’en occuper encore, même lorsqu’elles n’en jouissent pas ; et s’abandonnant sans réserve à la fermentation de leurs idées, enfantent par elles ces lettres si douces, mais si dangereuses à écrire ; et ne craignent pas de confier ces preuves de leur faiblesse à l’objet qui les cause : imprudentes, qui dans leur amant actuel ne savent pas voir leur ennemi futur.

Mais moi, qu’ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? Quand m’avez-vous vue m’écarter des règles que je me suis prescrites, et manquer à mes principes ? je dis mes principes, et je le dis à dessein : car ils ne sont pas, comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude ; ils sont le fruit de mes profondes réflexions ; je les ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage.

Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j’étais vouée par état au silence et à l’inaction, j’ai su en profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu’on me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu’on s’empressait de me tenir, je recueillais avec soin ceux qu’on cherchait à me cacher.

Cette utile curiosité, en servant à m’instruire, m’apprit encore à dissimuler ; forcée souvent de cacher les objets de mon attention aux yeux qui m’entouraient, j’essayai de guider les miens à mon gré : j’obtins dès lors de prendre à volonté ce regard distrait que vous avez loué si souvent. Encouragée par ce premier succès, je tâchai de régler de même les divers mouvements de ma figure. Ressentais-je quelque chagrin, je m’étudiais à prendre l’air de la sérénité, même celui de la joie ; j’ai porté le zèle jusqu’à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l’expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le même soin et plus de peine, pour réprimer les symptômes d’une joie inattendue. C’est ainsi que j’ai su prendre sur ma physionomie, cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné.

J’étais bien jeune encore, et presque sans intérêt ; mais je n’avais à moi que ma pensée, et je m’indignais qu’on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. Munie de ces premières armes, j’en essayai l’usage : non contente de ne plus me laisser pénétrer, je m’amusais à me montrer sous des formes différentes ; sûre de mes gestes, j’observais mes discours ; je réglais les uns et les autres, suivant les circonstances, ou même seulement suivant mes fantaisies : dès ce moment, ma façon de penser fut pour moi seule, et je ne montrai plus que celle qu’il m’était utile de laisser voir.

Ce travail sur moi-même avait fixé mon attention sur l’expression des figures et le caractère des physionomies ; et j’y gagnai ce coup d’oeil pénétrant, auquel l’expérience m’a pourtant appris à ne pas me fier entièrement ; mais qui, en tout, m’a rarement trompée.

Je n’avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu’aux premiers éléments de la science que je voulais acquérir.

Vous jugez bien que, comme toutes les jeunes filles, je cherchais à deviner l’amour et ses plaisirs : mais n’ayant jamais été au couvent, n’ayant point de bonne amie, et surveillée par une mère vigilante, je n’avais que des idées vagues et que je ne pouvais fixer ; la nature même, dont assurément je n’ai eu qu’à me louer depuis, ne me donnait encore aucun indice. On eût dit qu’elle travaillait en silence à perfectionner son ouvrage. Ma tête seule fermentait ; je n’avais pas l’idée de jouir, je voulais savoir ; le désir de m’instruire m’en suggéra les moyens.

Je sentis que le seul homme avec qui je pouvais parler sur cet objet sans me compromettre, était mon confesseur. Aussitôt je pris mon parti ; je surmontai ma petite honte ; et me vantant d’une faute que je n’avais pas commise, je m’accusai d’avoir fait tout ce que font les femmes. Ce fut mon expression ; mais en parlant ainsi, je ne savais, en vérité, quelle idée j’exprimais. Mon espoir ne fut ni tout à fait trompé, ni entièrement rempli ; la crainte de me trahir m’empêchait de m’éclairer : mais le bon Père me fit le mal si grand, que j’en conclus que le plaisir devait être extrême ; et au désir de le connaître, succéda celui de le goûter.

Je ne sais où ce désir m’aurait conduite ; et alors dénuée d’expérience, peut-être une seule occasion m’eût perdue : heureusement pour moi, ma mère m’annonça peu de jours après que j’allais me marier ; sur-le-champ la certitude de savoir éteignit ma curiosité, et j’arrivai vierge entre les bras de M. de Merteuil.

J’attendais avec sécurité le moment qui devait m’instruire, et j’eus besoin de réflexion pour montrer de l’embarras et de la crainte. Cette première nuit, dont on se fait pour l’ordinaire une idée si cruelle ou si douce, ne me présentait qu’une occasion d’expérience : douleur et plaisir, j’observai tout exactement, et ne voyais dans ces diverses sensations, que des faits à recueillir et à méditer. Ce genre d’étude parvint bientôt à me plaire : mais fidèle à mes principes, et sentant, peut-être par instinct, que nul ne devait être plus loin de ma confiance que mon mari, je résolus, par cela seul que j’étais sensible, de me montrer impassible à ses yeux. Cette froideur apparente fut par la suite le fondement inébranlable de son aveugle confiance ; j’y joignis, par une seconde réflexion, l’air d’étourderie qu’autorisait mon âge ; et jamais il ne me jugea plus enfant que dans les moments où je jouais avec plus d’audace.

Cependant, je l’avouerai, je me laissai d’abord entraîner par le tourbillon du monde, et me livrai toute entière à ses distractions futiles. Mais au bout de quelques mois, M. de Merteuil m’ayant menée à sa triste campagne, la crainte de l’ennui fit revenir le goût de l’étude ; et ne m’y trouvant entourée que de gens dont la distance avec moi me mettait à l’abri du soupçon, j’en profitai pour donner un champ plus vaste à mes expériences. Ce fut là, surtout, que je m’assurai que l’amour, qu’on nous vante comme la cause de nos plaisirs, n’en est au plus que le prétexte.

La maladie de M. de Merteuil vint interrompre de si douces occupations ; il fallut le suivre à la ville où il revenait chercher des secours. Il mourut, comme vous savez, peu de temps après ; et quoique à tout prendre, je n’eusse pas à me plaindre de lui, je n’en sentis pas moins vivement le prix de la liberté qu’allait me donner mon veuvage, et je me promis bien d’en profiter.

Ma mère comptait que j’entrerais au couvent, ou reviendrais vivre avec elle. Je refusai l’un et l’autre parti ; et tout ce que j’accordai à la décence, fut de retourner dans cette même campagne, où il me restait bien encore quelques observations à faire.

Je les fortifiai par le secours de la lecture ; mais ne croyez pas qu’elle fût toute du genre que vous supposez. J’étudiai nos mœurs dans les romans ; nos opinions dans les philosophes ; je cherchai même dans les moralistes les plus sévères ce qu’ils exigeaient de nous, et je m’assurai ainsi de ce qu’on pouvait faire, de ce qu’on devait penser, et de ce qu’il fallait paraître. Une fois fixée sur ces trois objets, le dernier seul présentait quelques difficultés dans son exécution ; j’espérai les vaincre, et j’en méditai les moyens.

Je commençais à m’ennuyer de mes plaisirs rustiques, trop peu variés pour ma tête active ; je sentais un besoin de coquetterie qui me raccommoda avec l’amour ; non pour le ressentir à la vérité, mais pour l’inspirer et le feindre. En vain m’avait-on dit, et avais-je lu qu’on ne pouvait feindre ce sentiment ; je voyais pourtant que, pour y parvenir, il suffisait de joindre à l’esprit d’un auteur, le talent d’un comédien. Je m’exerçai dans les deux genres, et peut-être avec quelque succès ; mais au lieu de rechercher les vains applaudissements du théâtre, je résolus d’employer à mon bonheur ce que tant d’autres sacrifiaient à la vanité. (…)

De … ce 20 septembre 17…

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Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses. Lettre 81.