La Comédie de Mont-de-Marsan
Une femme amoureuse de son corps et indifférente à son âme (la mondaine), puis une femme brimant sa chair pour s’élever spirituellement (la superstitieuse) rencontrent « la sage », qui les persuade de leur erreur : vivre dans la sagesse chrétienne suppose de respecter son être entier, corps et esprit. On pourrait croire qu’il s’agit d’une conclusion, quand les trois femmes croisent la route d’une bergère qui va tout remettre en cause.
Personnages : La mondaine, la superstitieuse, la sage, la bergère.
LA BERGERE
J’estime que c’est beaucoup fait
De juger par l’œil le penser.
Vous me voyez chanter, danser :
Jugez donc que je suis contente.
LA SAGE
Mais plutôt vous juge ignorante,
Qui s’éjouit sans savoir quoi.
LA BERGERE
Vous avez bien jugé de moi,
Car ma joie ne connais pas.
Je m’éjouis et prends soulas[1]
Et ne connais pas bien ma joie.
LA MONDAINE
Las ! j’ai cheminé par sa voie,
Mais un autre chemin faut prendre.
LA BERGERE
Quel chemin vous plaît-il m’apprendre ?
Je vis ici en patience.
LA SAGE
C’est ce beau chemin de science,
Que chacun doit tant estimer.
LA BERGERE
Je ne sais rien sinon aimer.
Ce savoir-là est mon étude,
C’est mon chemin, sans lassitude
Où je courrai tant que je vive.
LA SUPERSTITIEUSE
Elle est bien simple et bien naïve.
Rien ne sait et ne veut savoir.
LA BERGERE
Je sais ce que je veux avoir :
D’autre science n’ai besoin.
Tel cuide[2] être près qui est loin,
Mais qui est près, si loin se cuide
Que sans cesser crie à l’aïde,
De peur qu’il a [d’] aimer trop peu.
LA SAGE
Or, allez dénouer ce nœud !
Croyez qu’amour l’a abusée,
Et quelque ami l’a amusée,
Par quoi elle a perdu son sens.
LA BERGERE
Vous en parlez, et je le sens[3],
Mais non pas si fort que je veux,
Car mes désirs sont toujours neufs
Et recommencent par leur fin.
***
Extrait de La Comédie de Mont-de-Marsan, de Marguerite de Navarre (jouée en 1548, publiée en 1896). Orthographe modernisée.
[1] Joie, plaisir.
[2] croit
[3] Opposition entre parler et sentir.
© 2024 Matthieu Binder. Réalisation Thomas Grimaud.