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L’Heptaméron

 II

Une muletière d’Amboise aima mieux cruellement mourir de la main de son valet que de consentir à sa méchante volonté.

 

(…) Or y avait-il longtemps qu’un valet de son mari l’aimait si désespérément qu’un jour il ne se put tenir de lui en parler, mais elle, qui était si vraie femme de bien, le reprit si aigrement, le menaçant de le faire battre et chasser à[1] son mari, que depuis il ne lui osa tenir propos ni faire semblant, et garda ce feu couvert[2] en son cœur jusques au jour que son maître était allé dehors et sa maîtresse à Vêpres à Saint-Florentin, église du château fort, loin de leur maison.

Etant demeuré seul, lui vint en fantaisie qu’il pourrait avoir par force ce que par nulle prière ni service n’avait pu acquérir, et rompit un ais[3], qui était entre la chambre où il couchait et celle de sa maîtresse ; mais, à cause que le rideau, tant du lit de son maître et d’elle que des serviteurs de l’autre côté, couvrait les murailles si bien que l’on ne pouvait voir l’ouverture qu’il avait faite, ne fut point sa malice aperçue jusqu’à ce que sa maîtresse fut couchée avec une petite garce[4] de onze à douze ans.

Ainsi que la pauvre femme était à son premier sommeil, entra le valet, par l’ais qu’il avait rompu, dedans son lit, tout en chemise, l’épée nue en sa main, mais, aussitôt qu’elle le sentit près d’elle, saillit dehors du lit, en lui faisant toutes les remontrances qu’il fut possible à femme de bien. Et lui, qui n’avait amour que bestiale, qui eût mieux entendu le langage des mulets que ses honnêtes raisons, se montra plus bestial que les bêtes avec lesquelles il avait été longtemps, car, en voyant qu’elle courait si tôt à l’entour d’une table et qu’il ne la pouvait prendre, et qu’elle était si forte que par deux fois elle s’était défaite de lui, désespéré de jamais ne la pouvoir ravoir vive, lui donna si grands coups d’épée par les reins, pensant que, si la paour[5] et la force ne l’avait pu faire rendre, la douleur le ferait.

Mais ce fut au contraire, car, tout ainsi qu’un bon gendarme[6], quand il voit son sang, est plus échauffé à se venger de ses ennemis et acquérir honneur, ainsi son chaste cœur se renforça doublement à courir et fuir des mains de ce malheureux, en lui tenant les meilleurs propos qu’elle pouvait, pour cuider[7] par quelque moyen le réduire à connaître ses fautes. Mais il était si embrassé de fureur qu’il n’y avait en lui lieu pour recevoir nul bon côté, et lui redonna encore plusieurs coups, pour lesquels éviter, tant que les jambes la purent porter, [elle] courait toujours.

Et, quand, à force de perdre son sang, elle sentait qu’elle approchait de la mort, levant les yeux au ciel et joignant les mains, rendit grâces à son Dieu, lequel elle nommait sa force, sa vertu, sa patience et chasteté, lui suppliant prendre en gré le sang qui, pour garder son commandement, était répandu en la révérence de celui de son Fils, auquel elle croyait fermement tous ses péchés être lavés et effacés de la mémoire de son ire[8], et, en disant : « Seigneur, recevez l’âme qui, par votre bonté, a été rachetée », tomba en terre sur le visage, où ce méchant lui donna plusieurs coups, et, après qu’elle eut perdu la parole et la force du corps, ce malheureux prit par force celle qui n’avait plus de défense en elle, et, quand il eut satisfait à sa méchante concupiscence, s’enfuit si hâtivement que jamais depuis, quelque poursuite qu’on en ait faite, [il] n’a pu être retrouvé.

La jeune fille, qui était couchée avec la muletière, pour la paour qu’elle avait eue, s’était cachée sous le lit, mais, voyant que l’homme était dehors, vint à sa maîtresse et la trouva sans parole ni mouvement ; cria par la fenêtre aux voisins pour la venir secourir, et ceux, qui l’aimaient et estimaient autant que femme de la ville, vinrent incontinent à elle et amenèrent avec eux des chirurgiens, lesquels trouvèrent qu’elle avait vingt-cinq plaies mortelles sur son corps et firent ce qu’ils purent pour lui aider, mais il leur fut impossible.

Toutefois elle languit encore une heure sans parler, faisant signe des yeux et des mains, en quoi elle montrait n’avoir perdu l’entendement. Etant interrogée par un homme d’Eglise de la foi en quoi elle mourait, de l’espérance de son salut par Jésus Christ seul, répondait par signes si évidents que la parole n’eût su mieux montrer son intention, et ainsi, avec un visage joyeux, les yeux élevés au ciel, rendit ce chaste corps son âme à son Créateur.

Et, si tôt qu’elle fut levée et ensevelie, le corps mis à sa porte, attendant la compagnie pour son enterrement, arriva son pauvre mari, qui vit premier le corps de sa femme mort devant sa maison qu’il n’en avait su les nouvelles[9] et, s’enquérant de l’occasion[10], eut double occasion de faire deuil, ce qu’il fit de telle sorte qu’il y cuida laisser la vie.

 

***

 

Extrait de Marguerite de Navarre, L’Heptaméron, « deuxième nouvelle ». Texte de l’édition de Le Roux de Lincy (1853) basée sur le ms.fr. 1512. Orthographe modernisée.

[1] par

[2] dissimulé

[3] une planche

[4] jeune fille

[5] peur

[6] soldat

[7] croire

[8] colère

[9] qui vit le corps de sa femme devant sa maison avant d’en avoir su les nouvelles

[10] des circonstances