L’Heptaméron
XXX
Les nouvelles qui composent l’Heptaméron mettent en scène le dérèglement des passions et du désir -surtout masculin. Rien ne sert d’essayer d’échapper à notre condition, semble dire Marguerite de Navarre dans cet extrait de la trentième nouvelle : qui veut faire l’ange fait la bête.
Un jeune Gentilhomme, âgé de quatorze à quinze ans, pensant coucher avec l’une des Damoiselles de sa mère, coucha avec elle-même, qui au bout de neuf mois accoucha, du fait de son fils, d’une fille, que douze ou treize ans après il épousa, ne sachant qu’elle fut sa fille et sa sœur, ni elle qu’il fut son père et son frère.
Au temps du roi Louis douzième, étant lors légat d’Avignon un de la Maison d’Amboise, neveu du légat de France nommé Georges, y avait au pays de Languedoc une Dame, de laquelle je tairai le nom pour l’amour de sa race, qui avait mieux[1] de quatre mille ducats de rente. Elle demeura veuve fort jeune, mère d’un seul fils et, tant pour le regret qu’elle avait de son mari que pour l’amour de son enfant, délibéra de ne se jamais remarier et, pour en fuir l’occasion, ne voulut plus fréquenter sinon toutes gens de dévotion, car elle pensait que l’occasion faisait le péché et ne savait pas que le péché forge l’occasion.
La jeune Dame veuve se donna du tout[2] au service divin, fuyant entièrement toutes compagnies de mondanité, tellement qu’elle faisait conscience[3] d’assister à noces ou d’ouïr[4] sonner les orgues en une église. Quand son fils vint en l’âge de sept ans, elle prit un homme de sainte vie pour son Maître d’école, par lequel il put être endoctriné en toute sainteté et dévotion.
Quand le fils commença à venir en l’âge de quatorze à quinze ans, Nature, qui est Maître d’école bien secret, le trouvant bien nourri et plein d’oisiveté, lui apprit autre leçon que son Maître d’école ne faisait. Commença à regarder et désirer les choses qu’il trouvait belles, entre autres une Damoiselle qui couchait en la chambre de sa mère, dont ne se doutait, car on ne se gardait[5] non plus de lui que d’un enfant, et aussi qu’en toute la maison on n’oyait parler que de Dieu.
Ce jeune galant commença à pourchasser secrètement cette fille, laquelle le vint dire à sa Maîtresse, qui aimait et estimait tant de son fils qu’elle pensait que cette fille lui dit pour le faire haïr ; mais elle en pressa tant sa dite Maîtresse qu’elle lui dit : « Je saurai s’il est vrai et le châtierai si je le connais tel que vous dîtes, mais aussi, si vous lui mettez assus[6] un tel cas et il ne soit vrai, vous en porterez la peine. » Et, pour en savoir l’expérience, lui commanda de bailler[7] assignation à son fils de venir à mi-nuit coucher avec elle en la chambre de la Dame en un lit auprès de la porte où cette fille couchait toute seule. La Damoiselle obéit à sa Maîtresse et, quand se vint au soir, la Dame se mit en la place de sa Damoiselle, délibérée[8], s’il était vrai ce qu’elle disait, de châtier si bien son fils qu’il ne coucherait jamais avec femme qu’il ne lui en souvînt.
En cette pensée et colère son fils s’en vint coucher avec elle, et elle, qui encore, pour le voir coucher, ne pouvait croire qu’il voulusse faire chose déshonnête, attendit à parler à lui jusques à ce qu’elle connût quelque signe de sa mauvaise volonté, ne pouvant croire par choses petites que son désir pût aller jusques au criminel ; mais sa patience fut si longue et sa nature si fragile qu’elle convertit sa colère en un plaisir trop abominable, oubliant le nom de mère. Et, tout ainsi que l’eau par force retenue court avec plus d’impétuosité, quand on la laisse aller, que celle qui ordinairement court, ainsi cette pauvre Dame tourna sa gloire[9] à la contrainte qu’elle donnait à son corps. Quand elle vint à descendre le premier degré de son honnêteté[10], se trouva soudainement portée jusques au dernier, et en cette nuit-là engrossa de celui lequel elle voulait garder d’engrosser les autres.
Le péché ne fut pas si tôt fait que le remords de conscience l’émut à un si grand tourment que la repentance ne la laissa [de] toute sa vie, qui fut si âpre à ce commencement qu’elle se leva d’auprès de son fils, lequel avait toujours pensé que ce fut sa Damoiselle, et entra en un cabinet, où, remémorant sa bonne délibération et sa méchante[11] exécution, passa toute la nuit à pleurer et crier toute seule.
Mais, en lieu de s’humilier et reconnaitre l’impossibilité[12] de notre chair qui sans l’aide de Dieu ne peut faire que péché, voulant par elle-même et par ses larmes satisfaire au passé et par sa prudence éviter le mal de l’avenir, donnant toujours l’excuse de son péché à l’occasion et non à la malice[13], à laquelle n’y a remède que la grâce de Dieu, pensa de faire chose par quoi à l’advenir ne saurait plus tomber en tel inconvénient, et comme s’il n’y avait qu’une espèce de péché à damner la personne, mit toutes ses forces à éviter celui-là seul.
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Extrait de Marguerite de Navarre, L’Heptaméron, « trentième nouvelle ». Texte de l’édition de Le Roux de Lincy (1853) basée sur le ms.fr. 1512. Orthographe modernisée.
[1] plus
[2] entièrement
[3] un cas de conscience
[4] entendre
[5] méfiait
[6] Mettre assus : imputer.
[7] donner
[8] décidée
[9] orgueil (elle fit de sa chasteté un orgueil)
[10] honneur
[11] mauvaise
[12] l’impuissance
[13] le mal
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