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L’Ecole des femmes

 

Arnolphe réalise le fantasme possessif ultime : mettre un enfant à l’isolement pour l’éduquer loin des influences néfastes de la société, et en faire une épouse parfaitement soumise. Mais Agnès, dans l’ignorance où elle grandit, suit ses instincts avec une innocence un peu effrayante…

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ACTE V, SCENE 4 (Extrait)

 

ARNOLPHE.

Mon visage, friponne,

Dans cette occasion rend vos sens effrayés,

Et c’est à contre-coeur qu’ici vous me voyez.

Je trouble en ses projets l’amour qui vous possède.

(Agnès regarde si elle ne verra point Horace.)

N’appelez point des yeux le galant à votre aide :

Il est trop éloigné pour vous donner secours.

Ah ! ah ! Si jeune encor, vous jouez de ces tours !

Votre simplicité, qui semble sans pareille,

Demande si l’on fait les enfants par l’oreille ;

Et vous savez donner des rendez-vous la nuit,

Et pour suivre un galant vous évader sans bruit !

Tudieu ! Comme avec lui votre langue cajole !

Il faut qu’on vous ait mise à quelque bonne école.

Qui diantre tout d’un coup vous en a tant appris ?

Vous ne craignez donc plus de trouver des esprits ?

Et ce galant, la nuit, vous a donc enhardie ?

Ah ! Coquine, en venir à cette perfidie !

Malgré tous mes bienfaits former un tel dessein !

Petit serpent que j’ai réchauffé dans mon sein,

Et qui, dès qu’il se sent, par une humeur ingrate,

Cherche à faire du mal à celui qui le flatte !

 

AGNÈS.

Pourquoi me criez-vous ?

 

ARNOLPHE.

J’ai grand tort en effet !

 

AGNÈS.

Je n’entends point de mal dans tout ce que j’ai fait.

 

ARNOLPHE.

Suivre un galant n’est pas une action infâme ?

 

AGNÈS.

C’est un homme qui dit qu’il me veut pour sa femme :

J’ai suivi vos leçons, et vous m’avez prêché

Qu’il se faut marier pour ôter le péché.

 

ARNOLPHE.

Oui. Mais pour femme, moi je prétendais vous prendre ;

Et je vous l’avais fait, me semble, assez entendre.

 

AGNÈS.

Oui. Mais, à vous parler franchement entre nous,

Il est plus pour cela selon mon goût que vous.

Chez vous le mariage est fâcheux et pénible,

Et vos discours en font une image terrible ;

Mais, las ! Il le fait, lui, si rempli de plaisirs,

Que de se marier il donne des désirs.

 

ARNOLPHE.

Ah ! c’est que vous l’aimez, traîtresse !

 

AGNÈS.

Oui, je l’aime.

 

ARNOLPHE.

Et vous avez le front de le dire à moi-même !

 

AGNÈS.

Et pourquoi, s’il est vrai, ne le dirais-je pas ?

 

ARNOLPHE.

Le deviez-vous aimer, impertinente ?

 

AGNÈS.

Hélas !

Est-ce que j’en puis mais ? Lui seul en est la cause ;

Et je n’y songeais pas lorsque se fit la chose.

 

 

ARNOLPHE.

Mais il fallait chasser cet amoureux désir.

 

AGNÈS.

Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir ?

 

ARNOLPHE.

Et ne saviez-vous pas que c’était me déplaire ?

 

AGNÈS.

Moi ? point du tout. Quel mal cela vous peut-il faire ?

 

ARNOLPHE.

Il est vrai, j’ai sujet d’en être réjoui.

Vous ne m’aimez donc pas, à ce compte ?

 

AGNÈS.

Vous ?

 

ARNOLPHE.

Oui.

 

AGNÈS.

Hélas ! non.

 

ARNOLPHE.

Comment, non !

 

AGNÈS.

Voulez-vous que je mente ?

 

ARNOLPHE.

Pourquoi ne m’aimer pas, Madame l’impudente ?

 

AGNÈS.

Mon Dieu, ce n’est pas moi que vous devez blâmer :

Que ne vous êtes-vous, comme lui, fait aimer ?

Je ne vous en ai pas empêché, que je pense.

ARNOLPHE.

Je m’y suis efforcé de toute ma puissance ;

Mais les soins que j’ai pris, je les ai perdus tous.

 

AGNÈS.

Vraiment, il en sait donc là-dessus plus que vous ;

Car à se faire aimer il n’a point eu de peine.

 

ARNOLPHE.

Voyez comme raisonne et répond la vilaine !

Peste ! une précieuse en dirait-elle plus ?

Ah ! je l’ai mal connue ; ou, ma foi ! là-dessus

Une sotte en sait plus que le plus habile homme.

Puisque en raisonnement votre esprit se consomme,

La belle raisonneuse, est-ce qu’un si long temps

Je vous aurai pour lui nourrie à mes dépens ?

 

AGNÈS.

Non. Il vous rendra tout jusques au dernier double.

 

ARNOLPHE.

Elle a de certains mots où mon dépit redouble.

Me rendra-t-il, coquine, avec tout son pouvoir,

Les obligations que vous pouvez m’avoir ?

 

AGNÈS.

Je ne vous en ai pas d’aussi grandes qu’on pense.

 

ARNOLPHE.

N’est-ce rien que les soins d’élever votre enfance ?

 

AGNÈS.

Vous avez là dedans bien opéré vraiment,

Et m’avez fait en tout instruire joliment !

Croit-on que je me flatte, et qu’enfin, dans ma tête,

Je ne juge pas bien que je suis une bête ?

Moi-même, j’en ai honte ; et, dans l’âge où je suis,

Je ne veux plus passer pour sotte, si je puis.

ARNOLPHE.

Vous fuyez l’ignorance, et voulez, quoi qu’il coûte,

Apprendre du blondin quelque chose ?

 

AGNÈS.

Sans doute.

C’est de lui que je sais ce que je puis savoir :

Et beaucoup plus qu’à vous je pense lui devoir.

 

ARNOLPHE.

Je ne sais qui me tient qu’avec une gourmade

Ma main de ce discours ne venge la bravade.

J’enrage quand je vois sa piquante froideur,

Et quelques coups de poing satisferaient mon coeur.

 

AGNÈS.

Hélas ! vous le pouvez, si cela peut vous plaire.

 

ARNOLPHE.

Ce mot, et ce regard désarme ma colère,

Et produit un retour de tendresse et de coeur,

Qui de son action m’efface la noirceur.

Chose étrange d’aimer, et que pour ces traîtresses

Les hommes soient sujets à de telles faiblesses !

Tout le monde connaît leur imperfection :

Ce n’est qu’extravagance et qu’indiscrétion ;

Leur esprit est méchant, et leur âme fragile ;

Il n’est rien de plus faible et de plus imbécile,

Rien de plus infidèle : et malgré tout cela,

Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là.

Hé bien ! faisons la paix. Va, petite traîtresse,

Je te pardonne tout et te rends ma tendresse.

Considère par là l’amour que j’ai pour toi,

Et me voyant si bon, en revanche aime-moi.

 

AGNÈS.

Du meilleur de mon coeur je voudrais vous complaire :

Que me coûterait-il, si je le pouvais faire ?

ARNOLPHE.

Mon pauvre petit bec, tu le peux, si tu veux.

(Il fait un soupir.)

Écoute seulement ce soupir amoureux,

Vois ce regard mourant, contemple ma personne,

Et quitte ce morveux et l’amour qu’il te donne.

C’est quelque sort qu’il faut qu’il ait jeté sur toi,

Et tu seras cent fois plus heureuse avec moi.

Ta forte passion est d’être brave et leste :

Tu le seras toujours, va, je te le proteste ;

Sans cesse, nuit et jour, je te caresserai,

Je te bouchonnerai, baiserai, mangerai ;

Tout comme tu voudras, tu pourras te conduire :

Je ne m’explique point, et cela, c’est tout dire.

(À part.)

Jusqu’où la passion peut-elle faire aller !

Enfin à mon amour rien ne peut s’égaler :

Quelle preuve veux-tu que je t’en donne, ingrate ?

Me veux-tu voir pleurer ? Veux-tu que je me batte ?

Veux-tu que je m’arrache un côté de cheveux ?

Veux-tu que je me tue ? Oui, dis si tu le veux :

Je suis tout prêt, cruelle, à te prouver ma flamme.

 

AGNÈS.

Tenez, tous vos discours ne me touchent point l’âme :

Horace avec deux mots en ferait plus que vous.

 

***

 

Molière, L’Ecole des femmes (1662)