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L’humeur du juge

 

Montaigne a été magistrat à Bordeaux pendant de nombreuses années. Il écrit donc ces pages non seulement en tant que philosophe et écrivain, mais aussi, comme quelqu’un qui a éprouvé le poids de devoir décider de choses graves, tout en sachant, et c’est son originalité, à quel point nos jugements s’appuient inconsciemment sur mille choses futiles…

Ce ne sont pas seulement les fièvres, les breuvages et les grands accidents qui renversent notre jugement ; les moindres choses du monde le tournevirent. Et ne faut pas douter, encore que nous ne le sentions pas, que, si la fièvre continue peut atterrer notre âme, que la tierce n’y apporte quelque altération selon sa mesure et en proportion. Si l’apoplexie assoupit et éteint tout à fait la vue de notre intelligence, il ne faut pas douter que le rhume ne l’éblouisse. Et, par conséquent, à peine se peut-il rencontrer une seule heure en la vie où notre jugement se trouve en sa bonne assiette. Car notre corps est sujet à tant de continuelles mutations, et contient tant de sortes de ressorts, que j’en crois les médecins quand ils nous disent combien il est malaisé qu’il n’y en ait point toujours quelqu’un qui tire de travers. Au demeurant, cette maladie ne se découvre pas si aisément, si elle n’est pas tout à fait extrême et irrémédiable, d’autant que la raison va toujours, et torte, et boiteuse, et déhanchée, et avec le mensonge comme avec la vérité. Ainsi, il est malaisé de découvrir son mécompte et son dérèglement. J’appelle toujours raison cette apparence de discours que chacun forge en soi : cette raison, dont il peut y en avoir cent du même ordre autour d’un même sujet, c’est un instrument de plomb et de cire, allongeable, ployable et accommodable à tous biais et à toutes mesures ; il ne reste que l’habileté de savoir le contourner. Quelque bon dessein qu’ait un juge, s’il ne s’écoute de près, ce à quoi peu de gens s’amusent, l’inclination à l’amitié, à la parenté, à la beauté et à la vengeance, et non pas seulement des choses d’autant de poids, mais cet instinct fortuit qui nous fait favoriser une chose plus qu’une autre, et qui nous donne, sans le congé de la raison, le choix en deux sujets pareils, ou quelque ombre tout aussi vaine, peuvent insinuer insensiblement en son jugement la recommandation ou défaveur d’une cause et donner pente à la balance.

 

 

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Essais, livre II, ch. 12 : Apologie de Raymond Sebond (Édition de Bernard Combeaud, 2019, Robert Laffont/Mollat -Adaptation en français moderne.)