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Ce curieux dialogue, commandé en 1932 par les laboratoires Martinet, met en scène un médecin et le double de l’auteur. De quoi parlent-ils ? De tout, mais surtout des préoccupations préférées de Paul Valéry. Au-delà des idées elles-mêmes, ce dialogue pétillant et serré nous permet d’accéder à une merveille du monde selon ses témoins : la conversation de Paul Valéry.

 

L’idée fixe

 

 

« (…) La mer disparaissait, reparaissait à mes regards. Je l’entendais, heureuse, battre très doucement ; et se reprendre à battre ; et produire et produire un temps infini.

 

 

Comme j’approchais d’elle, je trouvai au pied des rochers les amas de blocs de béton qui défendent les ouvrages avancés des ports de mer. Je me mis à sauter de cube en cube. C’est ainsi que je découvris tout à coup, entre deux de ces dés énormes, un homme.

Une ligne filait de lui jusque dans l’eau. Un panier, un petit attirail de peintre étaient à l’ombre de son corps.

Je me sentais en état d’inhumanité. Tout homme est odieux à qui se fuit et se consume à s’éloigner de soi-même, car les autres nous font invinciblement penser à nous.

Je maudis celui-ci. S’étant tourné vers moi avant que j’eusse pu remonter dans mes roches, il me sourit. Je reconnus en lui un médecin que je rencontre assez souvent chez tels amis, ou chez tels autres.

Il reconnut en moi ce qu’il en connaissait par ces rencontres et par divers propos, et des miens et d’autrui.

 

— Tiens ! dit-il. Eh ! Bonjour !

— C’est moi-même… Vous peignez, vous pêchez ? Vous peignez et pêchez ?

— Rien du tout… J’ai là de quoi peindre. Et de quoi pêcher. Mais le poisson ni le paysage n’ont pas grand chose à craindre. Ils me sont des prétextes… Je simule, mon cher ! En vacances, tout le monde simule. Les uns font les sauvages ; les autres, font les explorateurs. Les uns font semblant de se reposer ; les autres font semblant de se dépenser…

— Les docteurs font semblant de nous avoir tous guéris.

— Et il y a du vrai…

— Et vous, vous faites semblant de peindre et de pêcher.

— Moi ? Je simule consciemment. En vérité, je m’essaye à ne rien faire. Mais c’est dur. Comment faire pour ne rien faire ? Je ne sais rien au monde de plus difficile. C’est un travail d’Hercule, un tracas de tous les instants… Tenez, quand vient la saison où la coutume, la décence, le décorum, le mimétisme, et parfois la température, exigent que l’on s’absente…

— On est prié de ne pas tomber malade à ce moment là.

— Évidemment !… Eh bien, je fais naturellement — comme les confrères. Je ferme. J’expédie mes clients aux eaux, à la plage, à la montagne, au diable ; et je viens cuire ici… Mais encore faut-il que je trompe mon mal…

— Votre mal ? Quel mal ?

— Le mal que j’ai.

— Vous avez mal quelque part ?

— Je ne sais pas si c’est quelque part. Je le crois, mais je n’en sais rien.

— Vous ne pouvez le localiser ?

— Mais, mon ami, c’est là le hic !… Voulez-vous que je vous dise ?… Eh bien, si je veux décrire exactement ce que j’ai, je suis obligé de dire : j’ai mal à… mon temps !…

— Pas possible !…

— Oui Monsieur ! Je développe : j’ai le mal de l’activité ! Je ne puis, je ne sais ne rien faire… Demeurer deux minutes sans idées, sans paroles, sans actes utiles… Alors, je transporte en un coin désert ces accessoires, symboles évidents de la vacance de l’esprit. Ils ordonnent l’immobilité, ils prescrivent les stations de longue et nulle durée.

— En somme, vous essayez de réaliser ce que les préraphaélites appelaient : Une entière adhérence à la simplicité de la nature ?

— Je regarde de temps à autre mon panier vide et ma toile toute nue, et je m’exhorte le cerveau à se faire semblable à eux… Et vous ?

— Moi ?… Laissons Moi… Mais ce mal de l’activité m’intéresse. En faites-vous sérieusement un mal ?

— Ma foi, dit le Docteur, j’en souffre.

— Vous en souffrez ?

— C’est-à-dire que je devrais en souffrir…

— Mais je vais vous parler comme Bérénice à Titus : Vous êtes médecin, docteur, et vous souffrez

— Le médecin, mon cher, souffre plus que quiconque.

Similia similibus… Vous me répondez par un vers détestable.

— Nous souffrons mieux que vous, et c’est là souffrir plus. Il y a d’étroits rapports entre souffrir et savoir… Et puis nous connaissons trop bien nos limites.

— Mais enfin, vous avez tout un arsenal, toute une chimie mal famée…

— Merci, dit le Docteur, c’est le pacte avec le diable.

 

(Le Docteur me regarda. Je regardai la mer.)

 

Enfin, lui dis-je, en quoi consiste au juste votre mal ?

— Je vous l’ai dit : Il faut constamment que j’agisse. Il faut que je m’occupe, que je fonctionne… Je ne puis rester sans objet précis. Notez que ce n’est point le travail qui me manque. J’en suis comblé. Le soir, je suis fourbu… Eh bien, je ne puis pas céder… Il faut encore que je rumine quelque chose, et il y a tant de choses aujourd’hui… Chaque jour, développe, subdivise, ou ruine ce que nous croyions de savoir… Je me demande parfois si cet accroissement prodigieux de faits et d’hypothèses n’est pas tout simplement… une production réciproque d’une irritation croissante des esprits ? Vous comprenez ?

— C’est encore une hypothèse ?

— Bien entendu.

— Vous voulez dire que plus on trouve, plus on cherche ; et plus on cherche, plus on trouve.

— C’est cela. Il me semble parfois qu’entre la recherche et la découverte il s’est produit une relation comparable à celle qui s’institue entre la drogue et l’intoxiqué.

— Très curieux. Et alors toute la transformation moderne du monde…

— En résulte ; et en est, d’ailleurs, un autre aspect… Vitesses, Abus sensoriels. — Lumières excessives. Besoin de l’incohérence. Mobilité. Goût du plus en plus grand. Automatisme du plus en plus “ avancé ”, qui se marque en politique, en art, — et… dans les mœurs.

— Et vous sentez en vous cette intoxication ?

— Je sens trop qu’il n’est rien qui ne tende à proliférer et à se différencier dans mon esprit. Que je le veuille ou non, à chaque instant, une idée, une remarque, une analogie, me devient une présence exigeante, — une sorte d’épine mentale…

— Votre cervelle, docteur, est un bouillon de culture pour points d’interrogation ?…

— Et savez-vous comment j’ai pu me définir ce mal bizarre ?

— Non.

— Je l’isole par cette observation très simple : que la fatigue m’excite. Plus je suis fatigué, plus je veux en faire. Ceci est caractéristique. Ici commence l’anormal. C’est clair.

— Mais je connais fort bien ce symptôme. Un ami que j’avais l’avait sans doute observé sur moi. Parfois, comme nous causions, — et que je passais au monologue, il me prenait le bras, et me regardait ; et il me disait : Mon bon, tu parles trop bien, ce soir. Tu dois être à bout de forces… Et il ne se trompait jamais.

— Il avait un sacré coup d’œil…

— Oui… Et je me sentais aussitôt très fatigué. Je n’en n’avais pas conscience jusque là.

— Il n’est pas sûr du tout qu’un homme qui devrait se sentir très fatigué, se sente toujours très fatigué.

— Et alors, vous ? Vous ne pouvez rien pour vous ? Allez voir un confrère, un neurologiste, un… psychiatre !

— Vous plaisantez !…

— Mon Dieu, pour désarmer l’ennemi intime, émousser cette épine mentale… Après tout, c’est une espèce d’obsession…

— Mais pas du tout, pas du tout !… Je ne suis pas un obsédé… Je ne fais point de l’idée fixe !…

— « Idée fixe » !… Mais je n’ai point parlé d’idées fixes… J’ai horreur de ce terme. Vous ne trouvez pas que ce nom d’idée fixe est mal fait ?

— On pourrait dire : Monoïdéisme. Ce serait un malheur public.

— Bah !… Un de plus, un de moins… En tout cas, la chose existe.

— Non.

— Comment, non ?

— Non. Il n’y a point d’idées fixes. C’est autre chose qui existe, et qui mérite un autre nom. Je vous jure que ce nom d’idée fixe est mal fait.

— Le nom importe peu. La chose existe. Et vous la connaissez aussi bien que moi… Il y a une constance et une intensité pathologiques des idées. Voilà le fait. Rien de plus positif, n’est-ce pas… Et le nom me semble excellent.

— Tout à fait impropre. Et je vous dis pourquoi.

— Allez ! Mais vous y êtes en plein, mon cher ami, dans “l’idée fixe” !…

— Je vous dis que je vous dis pourquoi.

— Et pourquoi ?

— C’est qu’une idée ne peut pas être fixe. Voilà tout. C’est tout.

— C’est peu. Que faites-vous alors de tous ces déments, quasi-déments, persécutés, inventeurs, fanatiques, que nous observons, classons et… isolons tous les jours ?… Et encore ce sont là les cas énormes, dangereux, définitifs… Mais les rues (et même les roches) sont pleines d’idées fixes

Frustes et ambulatoires !…

— Ne vous moquez pas de moi. D’ailleurs, — vous avez raison : il n’y a rien de plus ambulatoire qu’une idée fixe… Je voudrais bien savoir ce que vous faisiez dans les rochers, à sauter, à monter, à descendre ?…

— Je défaisais de l’idée fixe, peut-être ?

— Vous m’en avez tout l’air.

— Enfin, voulez-vous de mon objection, ou non ?

— Allez… Exhibez votre théorie.

— Mais je ne fais pas de théorie ! Je n’invente rien. Je constate ce que tout le monde peut constater. C’est qu’une idée ne peut pas être fixe. Peut-être fixe (si quelque chose peut l’être) ce qui n’est pas idée. Une idée est un changement, — ou plutôt, un mode de changement, — et même le mode le plus discontinu du changement… Tenez. Point de théorie. Essayez un peu de fixer une idée… Je vais chronométrer. Mais c’est inutile ! Une idée est un moyen, ou un signal detransformation, — qui agit plus ou moins sur l’ensemble de l’être. Mais rien ne dure dans l’esprit. Je vous défie d’y arrêter quoi que ce soit. Tout y est transitif… Mais presque tout y est renouvelable.

— Transformation ? Et de quoi s’il vous plaît ?

— Ah… vous m’embarrassez. Attendez.

— J’attends.

— Attendez que j’ai trouvé. C’est à dire que j’aie atteint un certain point…

— Un “seuil” ? Vous aurez sonné à la porte, et vous attendez !

— Oui. Un certain point de transformation. Mon hésitation, à ce point, se changera en réponse, — en lueur, — en événement… Une certaine… tension se changera en acte. En parole, en phrase…

— Et vous dites que vous ne faites point de théories…

— Voyons, docteur, je suppose que vous soyez fortement préoccupé, — un ennui, une affaire grave, une grosse décision à prendre, un souvenir cuisant, un soupçon…

— Merci. Je vous en prie… Inutile d’insister.

— Bon. Que se passe-t-il en vous ?

— En moi ? Il se passe que je cultive une idée fixe, mon cher…

— Mais pas du tout… Il se passe que cette idée qui vous préoccupe prend une valeur singulière, — qui n’est pas fixité. Mais pas du tout !… Je trouve au contraire, qu’elle emprunte (notez ce mot) des propriétés toutes nouvelles, toutes différentes. Elle acquiert, — ou reçoit, — d’abord, la propriété de reparaître plus souvent qu’à son tour

— C’est enfantin.

— C’est capital. En langage plus digne, on pourrait dire que la probabilité de son retour à la conscience est modifiée… Accrue, — jusqu’à devenir excessive. Votre « idée fixe » n’est qu’une idée… favorisée, — pipée… Elle gagne neuf fois sur dix à la roulette…

— Maintenant vous me traitez de roulette parce que je suis préoccupé !… Mon ami, je vais vous faire enfermer !…

— Encore un instant, Monsieur le bourreau… Je vous disais que cette idée prend le tour des autres. Ceci veut dire que tout en provoque le retour. Tout lui est bon pour revenir en scène.

— C’est la vedette…

— Oui, et qui prend aussitôt le premier rôle. Elle offusque aussitôt tout le reste. Tout incident la ramène ; toute sensation lui est bonne pour reparaître avec tout son cortège… Tout se passe comme si tous les autres événements, — sensations, idées, etc… étaient des écarts, — des infractions…

— A quoi ?

— À ce transitif, qui me semble caractéristique de l’esprit…

— Vous voyez l’esprit comme une mouche qui vole par ci, par là… se pose et repart…

— Oui. Pas tout à fait. Mais l’instabilité, — la discontinuité, — l’irrégularité de la mouche représentent bien…

— L’esprit d’un idiot.

— L’état ordinaire du nôtre. Ordinaire n’est pas le mot. L’état de… non-attention, qui est évidemment le plus fréquent.

— Cet état n’est pas très facile à définir.

— Ce n’est pas impossible. C’est un état dans lequel tout peut se substituer à tout. La suite de la vie psychique, si on l’enregistrait, montrerait un désordre, une incohérence… parfaite. Si vous me permettiez de dépasser un peu mes crédits…

— Je vous permets un petit chèque sans provision.

— Je dirais que dans cet état les images ou formules qui se succèdent n’ont entre elles qu’une liaison… purement… linéaire… Elles n’ont entre elles qu’une seule relation, qui est de se succéder ou substituer. Mais si une connexion plus riche tend à se produire entre ces termes, alors il faut changer d’état… et nous entrons dans le monde de l’attention.

— Vous n’êtes pas trop clair.

— Voyons… penser à… quoi que ce soit, n’est-ce point spécialiser quelque chose, — organe, fonction ou système, peu importe… — qui est capable de penser à… quoi que ce soit ? N’est-ce pas restreindre quelque chose qui est en soi plus générale que tout objet possible de pensée, qui est libre entre deux engagements…

— Comme le ténor du Casino…

— Comme l’œil, — entre deux états d’accommodation.

— Ah ! Ceci est plus clair.

— Eh bien, je crois, je sens, je prétends que ce système, ou cette fonction a une tendance invincible à reprendre sa liberté…

— Oh !… Oh !…

— Sa liberté, — qui est de produire ou de subir, autre chose. Autre chose est la loi, la normale… Et cette « autre chose », cette expression du changement exigé par la vie de l’esprit, c’est… l’idée… La nature de l’idée est d’intervenir

— Fichtre !…

— Oui. L’idée au sens… fonctionnel, — l’idée-événement, — manifestation de l’instabilité essentielle et organisée de notre… présence mentale. Voyons, — observez-vous !… Pouvez-vous fixer une idée ? — Vous ne pouvez penser que par modifications. Si une idée durait telle quelle, — ce ne serait plus une « idée ».

— Et qu’est-ce qu’elle serait ?

— Ma foi. je n’en sais rien. C’est inconcevable. Ce serait un objet… Une douleur, peut-être ?…Et encore, la douleur la plus constante présente des variations d’intensité, presse plus ou moins sur la conscience… Réciproquement, toute pensée qui dure un peu plus qu’il ne faut, se fait sentir… Sentir, — comme un écart. Un écart à quoi ? Elle se fait pénible, — sensation. On songe à une résistance introduite, et qui transformerait en un fait de l’ordre sensible ce qui est empêché de suivre son cours dans l’ordre des… idées… Vous avez donc une sensation de peine qui altère, brouille, absorbe bientôt votre pensée, — comme la fixation par l’œil, la contemplation continue d’un point, fait disparaître ce point, altère la perception. Impossible de s’attarder.

— Alors, dit le Docteur, c’est ici comme dans l’effort musculaire statique : tenir à bras tendu un poids même assez faible ne dure qu’un instant.

— Exactement. Il est infiniment plus dur de maintenir que de se dépenser en actes de déplacement. La durée est hors de prix. On pourrait dire que notre système vivant répugne à la spécialisation prolongée. Il nous rappelle énergiquement à l’état de libre disponibilité… Tenez, docteur, je souffre positivement quand je vois une danseuse, sur son gros orteil montée…

— En voilà un spécialiste !… Je me figure toute la musculature de cette dame, à partir de ce gros doigt qui porte tout son corps.

— Cela doit faire une belle construction anatomo-physiologique… Léonard eût aimé imaginer et dessiner cette ballerine écorchée, en équilibre triplement instable…

— Pourquoi triplement ?

— Dame… Quant aux muscles,… quant aux nerfs, — quant à la mécanique. Trois motifs d’en finir.

— Et elle vole faire l’amour…

— Mais c’est la même chose… Instabilité…

— Le plaisir d’amour ?

Ne dure qu’un instant… On en mourrait… Quoi de plus près d’une douleur…

— Exquise, dit le Docteur. Voilà un excellent exemple de votre théorie des écarts et de la brièveté des spécialisations.

— Merci… Je n’y avais point songé. C’est très important. Mais ce phénomène a quelque chose de… d’éblouissant, qui fait que l’on n’y songe jamais qu’en moraliste… ou en immoraliste. C’est à dire… ou contre les autres, ou en faveur de soi.

— Le fait est qu’il est difficile d’y penser froidement…

— Croyez-vous ?… Il paraît même que chez bien des gens, la raison s’en mêle… Tenez, j’ai lu, il y a quelque temps, cette remarque qui me semble assez vraie : «la cause de la dépopulation est claire : c’est la présence d’esprit. Une somme d’époux prévoyants de l’avenir constitue un peuple insoucieux de l’avenir. Il faut perdre la tête ou perdre sa race. ”

— C’est drôle… Qui a écrit cela ?

— Un auteur peu lisible… Je ne sais plus son nom. C’est un hermétique…

— Cette fois, je le trouve assez clair. Il aura oublié d’être obscur. En tout cas, la remarque est juste. Les races doivent périr (entre autres causes) par antagonisme entre la conscience de soi et la procréation ;… entre la vie et l’esprit, — entre le calcul et… l’inspiration.

— Il fallait un danseur à Madame ; ce fut un calculateur qui l’obtint !… Et dire que les juristes prétendent : Donner et retenir ne vaut

— Mais c’est tout l’homme !… Au fond, il ne se dégage de l’animalité que par des pouvoirs d’inhibition plus subtils, plus déliés que ceux des bêtes. Il retient, il distingue ; il joue du pour et du contre…

— Singulier animal !… A la fois capable de raisonnements minutieux, de rigueur soutenue, de doutes et de réserves, — et d’autre part, sujet aux impulsions, esclave de ses détentes… A telle heure, il est une machine à penser, à élucider, à suspendre son jugement, — une machine à n’être pas machine… Mais une heure plus tard…

— Une heure plus tard, le court-circuit… cérébro-spinal !…

— Exactement. Les plombs sautent. Je me demande si le gymnote, quand il foudroie son gibier, n’éprouve pas une sensation de cette espèce ?

— Il ne m’a pas fait ses confidences.

— Ne trouvez-vous pas, Docteur, que cette sensation… caractéristique, fulgurante, terminale…

— Et illustre, mon cher…

— Cet instant suraigu, cet acumen…

— Dites : ce choc.

— Oui, cette catastrophe enfin, est une limite, un extrême…

— Vous exagérez.

— Il est impossible d’exagérer l’importance de l’idée ou du souvenir de cet instant suprême…

— Suprême ? pourquoi Suprême ?

— Parce qu’il termine quelque chose nettement… Je voulais dire que cet instantané joue un rôle immense dans l’aventure de tout homme…

— Ceci n’est pas positivement neuf, mon ami !

— Mais je me moque du neuf ou vieux en fait d’idées… Eh bien, n’êtes vous pas surpris de constater que l’histoire (qui est une vue d’ensemble de l’aventure du genre humain) ne donne pas sa place à cette obsession ? Bon souper, bon gîte, et ce reste dont nous parlons, c’est à ces trois axes que je rapporterais toute l’histoire…

— Mais mon ami, l’histoire ne s’occupe pas des hommes. L’histoire des livres, l’histoire qu’on enseigne, ne s’occupe guère que des événements officiels. Elle est surtout un album d’images ; et parfois une spéculation sur les entités… Tenez : on s’est avisé depuis peu que la grande navigation date du XIIIème siècle. Pourquoi ? Jusque-là, ni boussole, ni gouvernail. L’idée de fixer à la poupe un vantail porté par un axe et mu par une barre, vient tard. Elle permet de développer ou différencier la voilure ; on peut manœuvrer, on s’enhardit ; on attaque l’Océan ; on découvre l’Amérique, et… puisque nous parlons de l’amour…

— L’amour a bien souffert de l’invention du gouvernail.

— Vous êtes bien intelligent, dit le Docteur. L’Amérique aussitôt nous expédie un petit personnage pâle…

— De qui la descendance a fait merveille parmi nous. Il paraît que nous en sommes tous un peu hantés, et que bien des grandes choses sans lui n’auraient même été rêvées…

— Vous avez cent fois raison, dit le Docteur. Croyez bien que l’introduction de la syphilis en Europe est un fait un peu plus important que le Traité d’Utrecht.

— J’en ai peur !

— Et ils n’en soufflent mot… Les tréponèmes débarqués en Europe ont eu plus de conséquences pour l’humanité que tous les plénipotentiaires… Et savez-vous que le stégomya a radicalement supprimé toute une civilisation au Mexique ?

— Tout dépend du critérium choisi pour l’importance… Pour en revenir à l’amour…

— L’amour, dit le Docteur, c’est une drôle de mécanique. On se donne un mal… de chien pour atteindre… un deuil…

— Un ciel !… Un trait de foudre… En somme, tout ce qui vaut dans la vie est essentiellement bref.

— Essentiellement ?

Essentiellement. C’est là le point, le mot, le nœud. On peut rêver sur cette brièveté essentielle… Intensité, brièveté, rareté. »

Egalité, Fraternité, et cætera, dit le Docteur. Je ne vois pas du tout où vous voulez en venir.

— Moi non plus. Je tire un fil de l’écheveau que j’ai dans la tête. Tantôt c’est le sens, tantôt c’est le son qui…

— Pauvre ami…

— C’est professionnel. Vous savez bien que je travaille dans l’absurde. Ne vous étonnez pas de ces bonds que je fais sous forme de questions bizarres… Ou de formules un peu risquées…Tenez, j’allais justement vous dire une énormité.

— Je tiens bon, dit le Docteur.

— Nous parlons amour — amour physiologique…

— C’est le vrai, dit le Docteur.

— Vous avez dit que c’était un grand travail pour atteindre un seuil…

— Mais oui… Au fond, c’est comme… l’éternuement !

— Eh bien, qui sait si l’Univers

— Oh ! Oh !…

— En admettant, bien entendu, que ce mot ait un sens… qui résiste à l’examen.

— Pourquoi pas ?

— Ou du moins, que nous puissions qualifier ce mot, le faire entrer dans une proposition…

— Mais pourquoi pas ?

— Comment voulez-vous que le Tout soit représenté par une image ou par une idée quelconque ? Le Tout ne peut avoir de figure semblable.

— Croyez-vous ?

— Je le crois… D’ailleurs, ceci n’a aucune importance pour… le moment.

— Pour moi, dit le Docteur, l’Univers c’est quelque chose comme… une bombe d’artificier dans une nuit de Quatorze Juillet… ou bien, un nuage, comme celui que forme une teinture, un alcoolat, dont on verse une cuillerée dans un verre d’eau.

— Peu importe, lui dis-je… Je voulais dire que l’on peut, après tout, considérer aussi bien l’Univers comme… un gigantesque travail, une gigantesque opération de transformation…

— Gigantesque est faible, dit le docteur… Et alors vous croyez que…Il veut arriver à quelque chose.

— Un homme ne peut rien concevoir que de dirigé, de tendant à, ou tendant vers… Le type général de nos actes s’impose à notre pensée, pèse sur nos expressions…

Exemple, dit le Docteur, l’un de nos plus grands actes, qui est l’acte de manger et de digérer. Nous sommes un tube a sens unique… En général !…

— Et voilà une des sources de notre idée baroque du temps… Le futur, — appétence, salivation, allumage des glandes de proche en proche… Le présent, saveur, broyage, coction, acquisition…

— Quant au passé, dit le Docteur, je vous en tiens quitte ; et revenons à l’Univers. »

 

 

***

 

 

Paul Valéry, L’Idée fixe, ou Deux Hommes à la Mer (1932)