A la fin de sa vie, Paul Valéry connut un amour fou avec Jeanne Loviton. Il lui écrivit de nombreux poèmes édités bien après sa mort dans le recueil Corona & Coronilla (éditions de Fallois, 2008). On découvre ici un poète tout différent, d’une sensualité et d’un enthousiasme surprenants. Mais la rupture fut « un coup de hache » pour lui. C’est ce déchirement qu’exprime ce poème, le dernier de sa main. Il mourut six semaines après l’avoir écrit.
Longueur d’un jour…
Longueur d’un jour sans vous, sans toi, sans Tu, sans Nous,
Sans que ma main sur tes genoux
Allant, venant, te parle à sa manière,
Sans que l’autre, dans la crinière
Dont j’adore presser la puissance des crins,
Gratte amoureusement la tête que je crains…
Longueur d’un jour sans que nos fronts que tout rapproche
Même l’idée amère et l’ombre du reproche
Sans que nos fronts aient fait échange de leurs yeux,
Les miens buvant les tiens, tes beaux mystérieux,
Et les tiens dans les miens voyant lumière et larmes…
Ô trop long jour… J’ai mal. Mon esprit n’a plus d’armes
Et si tu n’es pas là, tout près de moi, la mort
Me devient familière et sourdement me mord.
Je suis entr’elle et toi ; je le sens à tout heure.
Il dépend de ton cœur que je vive ou je meure
Tu le sais à présent, si tu doutas jamais
Que je puisse mourir par celle que j’aimais,
Car tu fis de mon âme une feuille qui tremble
Comme celle du saule, hélas, qu’hier ensemble
Nous regardions flotter devant nos jeux d’amour,
Dans la tendresse d’or de la chute du jour…
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Paul Valéry, 22 mai 1945.
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