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L’abbaye de Thélème

 

 Gargantua, ch. LV

 

 

L’abbaye de Thélème est une utopie imaginée par Rabelais. C’est une abbaye qui fonctionne selon des règles opposées à celles des monastères de son temps : pas de séparation entre les hommes et les femmes, et liberté en toutes choses. On rappelle que Rabelais est entré dans les ordres tout jeune (cordelier puis bénédictin) avant de devenir médecin.

 

Texte original

« Toute leur vie était employée non par lois, statuts ou règles, mais selon leur vouloir et franc arbitre. Se levaient du lit quand bon leur semblait : buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leurs venait. Nul ne les éveillait, nul ne les forçait ni à boire, ni à manger, ni à faire chose autre quelconques. Ainsi l’avait établi Gargantua. En leur règle n’était que cette clause : FAIS CE QUE VOUDRAS. Parce que gens liberes, bien nés, et bien instruits, conversant en compagnies honnêtes ont par nature un instinct et aiguillon : qui toujours les pousse à faits vertueux, et retire de vice : lequel ils nommaient honneur. Iceulx quand par vile subjection et contrainte sont déprimés et asservis : détournent la noble affection par laquelle à vertus franchement tendaient, à déposer et enfreindre ce joug de servitude. Car nous entreprenons toujours choses défendues : et convoitons ce que nous est dénié. Par cette liberté entrèrent en louable émulation de faire tous, ce que à un seul virent plaire. Si quelqu’un ou quelqu’une disait, Buvons, tous buvaient. Si disait, jouons, tous jouaient. Si disait, allons à l’ébat es champs, tous y allaient. Si c’était pour voler ou chasser, les dames montées sus belles hacquenées avecques leur palefroi guerriers, sus le poing mignonnement portaient chacune, ou un éparvier, ou un laneret, ou un esmerillon : les hommes portaient les autres oiseaux. Tant noblement étaient appris qu’il n’était entre eux cellui ni celle qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d’instruments harmonieux, parler de cinq à six langages, et en icelles composer tant en carmes que en oraison solue. Jamais ne furent vus chevaliers tant preux, tant galants, tant dextres et à pied et à cheval, plus vers, mieux remuants, mieux maniant tous bâtons, que là étaient. Jamais ne furent vues dames tant propres, tant mignonnes, moins fâcheuses, plus doctes à la main, à l’oreille, à tout acte mulièbre honnête et libère, que là étaient. Par cette raison quand le temps venu était que aucun d’icelle abbaye, ou à la requête de ses parents, ou pour autres causes voulut issir hors, avecques aussi il emmenait une des dames celle laquelle l’aurait pris pour son dévot : et étaient ensemble mariés. Et si bien avaient vécu à Thélème en dévotion et amitié : encore mieux la continuaient ils en mariage et autant se entraimaient ils à la fin de leurs jours, comme le premier de leurs noces. »

 

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Adaptation en français moderne (version audio)

« Toute leur vie était employée non par des lois, statuts ou règles, mais selon leur vouloir et libre arbitre. Ils se levaient du lit quand bon leur semblait : buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur venait. Nul ne les éveillait, nul ne les forçait ni à boire, ni à manger, ni à faire quoi que ce soit. Ainsi l’avait établi Gargantua. En leur règle n’était que cette clause : FAIS CE QUE VOUDRAS. Parce que les gens libres, bien nés, et bien instruits, conversant en compagnies honnêtes, ont par nature un instinct et un aiguillon, qu’ils nomment honneur, et qui toujours les pousse à agir vertueusement, et les retire du vice. Quand par vile sujétion et contrainte ils sont opprimés et asservis, ils détournent la noble affection par laquelle ils tendaient librement à la vertu, pour déposer et enfreindre ce joug de servitude. Car nous entreprenons toujours des choses défendues : et nous convoitons ce qui nous est interdit. Par cette liberté, ils entrèrent en louable émulation de faire tous ce qu’ils virent plaire à un seul. Si quelqu’un ou quelqu’une disait, buvons ! Tous buvaient. S’il disait, jouons ! Tous jouaient. S’il disait, allons nous ébattre aux champs ! Tous y allaient. Si on allait chasser au vol ou à courre, les dames montées sur de belles hacquenées avec leur palefroi guerrier, chacune portait sur le poing, ou un épervier, ou un laneret, ou un émerillon : les hommes portaient les autres oiseaux. Ils étaient si noblement éduqués qu’il n’en était aucun et aucune qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d’instruments harmonieux, parler de cinq à six langues, et en celles-ci composer tant en vers qu’en prose. On ne vit jamais hors d’ici chevaliers si courageux, si galants, si adroits et à pied et à cheval, plus vaillants, mieux remuants, mieux maniant toutes les armes. On ne vit jamais hors d’ici dames si élégantes, si mignonnes, moins fâcheuses, plus savantes à la main, à l’oreille, à tout acte de femme honnête et libre. Par cette raison, quand le temps était venu que l’un d’entre eux, ou à la requête de ses parents, ou pour d’autres motifs, voulut sortir dehors,  il emmenait avec lui une des dames qui l’aurait pris pour son amant : et ils étaient mariés ensemble. Ils avaient si bien vécu à Thélème en dévotion et en amitié : encore mieux continuaient-ils cette relation dans le mariage et ils s’entraimaient autant à la fin de leurs jours, qu’au premier de leurs noces. »

 

 

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