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Faire vivre la langue

Davantage, je te veux bien encourager de prendre la sage hardiesse d’inventer des vocables nouveaux, pourvu qu’ils soient moulés et façonnés sur un patron déjà reçu du peuple. Il est fort difficile d’écrire bien en notre langue, si elle n’est enrichie autrement qu’elle n’est pour le présent de mots et de diverses manières de parler. Ceux qui écrivent journellement en elle savent bien à quoi leur en tenir, car c’est une extrême géhenne de se servir toujours d’un [même] mot.

Outre je t’avertis de ne faire conscience de remettre en usage les antiques vocables, et principalement ceux qui eurent cours après que la langue eut plus d’usage en notre Gaule, et choisir les mots les plus prégnants et significatifs non seulement du dit langage, mais de toutes les provinces de France, pour servir à la poésie lors que tu en auras besoin.  Malheureux est le débiteur lequel n’a qu’une seule espèce de monnaie pour payer son créancier. Outreplus, si les vieux mots abolis par l’usage ont laissé quelque rejeton, comme les branches des arbres coupées se rajeunissent de nouveaux drageons, tu le pourras provigner, amender et cultiver, afin qu’il se repeuple de nouveau : exemple de lobbe, qui est un vieil mot français qui signifie mocquerie et raillerie. Tu pourras faire sur le nom le verbe lobber, qui signifiera mocquer et gaudir, et mille autres de telle façon.

Tu te donneras de garde, si ce n’est par grande contrainte, de te servir des mots terminés en ion qui passent plus de trois ou quatre syllabes, comme abomination, testification, car tels mots sont languissants et ont une trainante voix, et, qui plus est, occupent languidement la moitié d’un vers.

C’est autre chose  d’écrire en une langue florissante qui est pour le présent  reçue du peuple, villes, bourgades et cités comme vive et  naturelle, approuvée des rois, des princes, des sénateurs,  marchands et trafiqueurs, et de composer en une langue  morte, muette et ensevelie sous le silence de tant d’espaces d’ans, laquelle ne s’apprend plus qu’à l’école par le fouet et par la lecture des livres, auxquelles langues mortes il n’est licite de rien innover, disgraciées  du temps, sans appui d’empereurs, ni de rois, de magistrats  ni de villes, comme chose morte, laquelle s’est perdue par le fil des ans, ainsi que font toutes choses humaines, qui  périssent vieilles pour faire place aux autres suivantes et  nouvelles. (…)

Tu seras très-avisé en la composition des vocables, et ne les feras prodigieux, mais par bon jugement, lequel est la meilleure partie de l’homme, quand il est clair et net, et non embabouiné ni corrompu de monstrueuses imaginations de ces robins de cour qui veulent tout corriger. Je te conseille d’user indifféremment de tous dialectes, comme j’ai déjà dit ; entre lesquels le courtisan est toujours le plus beau, à cause de la majesté du prince ; mais il ne peut être parfait sans l’aide des autres, car chaque jardin a sa particulière fleur, et toutes nations ont affaire les unes des autres ; comme en nos havres et ports la marchandise bien loin cherchée en l’Amérique se débite partout. Toutes provinces, tant soient-elles maigres, servent aux plus fertiles de quelque chose, comme les plus faibles membres et les plus petits de l’homme servent aux plus nobles du corps. Je te conseille d’apprendre diligemment la langue grecque et latine, voire italienne et espagnole ; puis, quand tu les sauras parfaitement, te retirer en ton enseigne comme un bon soldat et composer en ta langue maternelle, comme a fait Homère, Hésiode, Platon, Aristote et Théophraste, Virgile, Tite-Live, Salluste, Lucrèce et mille autres, qui parlaient même langage que les laboureurs, valets et chambrières.

 

 

 

  

« Au lecteur apprentif » : préface à La Franciade, 1572