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La duchesse Sanseverina

 

 

Humilié par la duchesse Sanseverina qui refuse de lui céder, le prince de Parme saisit un prétexte pour jeter en prison Fabrice, neveu de la duchesse et pour qui elle serait prête à tout. Le prince croit donc enfin pouvoir faire plier la duchesse. Il en ira tout autrement.

Dans cette scène se dessine la figure extraordinairement vivante de la duchesse Sanseverina, Italienne pleine de force et de caractère, qui restera comme l’un des plus beaux personnages féminins de la littérature.

 

« — « Priez Dieu pour moi et pour monseigneur Fabrice del Dongo, premier grand vicaire du diocèse, qui demain matin va être condamné aux galères, ou, ce qui serait moins bête, à la peine de mort. »

Les larmes des domestiques redoublèrent et peu à peu se changèrent en cris à peu près séditieux ; la duchesse monta dans son carrosse et se fit conduire au palais du prince. Malgré l’heure indue, elle fit solliciter une audience par le général Fontana, aide de camp de service ; elle n’était point en grand habit de cour, ce qui jeta cet aide de camp dans une stupeur profonde. Quant au prince, il ne fut point surpris, et encore moins fâché de cette demande d’audience. Nous allons voir des larmes répandues par de beaux yeux, se dit-il en se frottant les mains. Elle vient demander grâce ; enfin cette fière beauté va s’humilier ! elle était aussi trop insupportable avec ses petits airs d’indépendance ! Ces yeux si parlants semblaient toujours me dire, à la moindre chose qui la choquait : Naples ou Milan seraient un séjour bien autrement aimable que votre petite ville de Parme. À la vérité je ne règne pas sur Naples ou sur Milan ; mais enfin cette grande dame vient me demander quelque chose qui dépend de moi uniquement et qu’elle brûle d’obtenir ; j’ai toujours pensé que l’arrivée de ce neveu m’en ferait tirer pied ou aile.

Pendant que le prince souriait à ces pensées et se livrait à toutes ces prévisions agréables, il se promenait dans son grand cabinet, à la porte duquel le général Fontana était resté debout et raide comme un soldat au port d’armes. Voyant les yeux brillants du prince, et se rappelant l’habit de voyage de la duchesse, il crut à la dissolution de la monarchie. Son ébahissement n’eut plus de bornes quand il entendit le prince lui dire : — Priez madame la duchesse d’attendre un petit quart d’heure. Le général aide de camp fit son demi-tour comme un soldat à la parade ; le prince sourit encore : Fontana n’est pas accoutumé, se dit-il, à voir attendre cette fière duchesse : la figure étonnée avec laquelle il va lui parler du petit quart d’heure d’attente préparera le passage aux larmes touchantes que ce cabinet va voir répandre. Ce petit quart d’heure fut délicieux pour le prince ; il se promenait d’un pas ferme et égal, il régnait. Il s’agit ici de ne rien dire qui ne soit parfaitement à sa place quels que soient mes sentiments envers la duchesse, il ne faut point oublier que c’est une des plus grandes dames de ma cour. Comment Louis XIV parlait-il aux princesses ses filles quand il avait lieu d’en être mécontent ? et ses yeux s’arrêtèrent sur le portrait du grand roi.

Le plaisant de la chose c’est que le prince ne songea point à se demander s’il ferait grâce à Fabrice et quelle serait cette grâce. Enfin, au bout de vingt minutes, le fidèle Fontana se présenta de nouveau à la porte, mais sans rien dire. — La duchesse Sanseverina peut entrer, cria le prince d’un air théâtral. Les larmes vont commencer, se dit-il, et, comme pour se préparer à un tel spectacle, il tira son mouchoir.

Jamais la duchesse n’avait été aussi leste et aussi jolie ; elle n’avait pas vingt-cinq ans. En voyant son petit pas léger et rapide effleurer à peine les tapis, le pauvre aide de camp fut sur le point de perdre tout à fait la raison.

— J’ai bien des pardons à demander à Votre Altesse Sérénissime, dit la duchesse de sa petite voix légère et gaie, j’ai pris la liberté de me présenter devant elle avec un habit qui n’est pas précisément convenable, mais Votre Altesse m’a tellement accoutumée à ses bontés que j’ai oser espérer qu’elle voudrait bien m’accorder encore cette grâce.

La duchesse parlait assez lentement, afin de se donner le temps de jouir de la figure du prince ; elle était délicieuse à cause de l’étonnement profond et du reste de grands airs que la position de la tête et des bras accusait encore. Le prince était resté comme frappé de la foudre ; de sa petite voix aigre et troublée il s’écriait de temps à autre en articulant à peine : Comment ! comment ! La duchesse, comme par respect, après avoir fini son compliment, lui laissa tout le temps de répondre ; puis elle ajouta :

— J’ose espérer que Votre Altesse Sérénissime daigne me pardonner l’incongruité de mon costume ; mais, en parlant ainsi, ses yeux moqueurs brillaient d’un si vif éclat que le prince ne put le supporter ; il regarda au plafond, ce qui chez lui était le dernier signe du plus extrême embarras.

Comment ! comment ! dit-il encore ; puis il eut le bonheur de trouver une phrase : — Madame la duchesse, asseyez-vous donc ; il avança lui-même un fauteuil et avec assez de grâce. La duchesse ne fut point insensible à cette politesse, elle modéra la pétulance de son regard.

Comment ! comment ! répéta encore le prince en s’agitant dans son fauteuil, sur lequel on eût dit qu’il ne pouvait trouver de position solide.

— Je vais profiter de la fraîcheur de la nuit pour courir la poste, reprit la duchesse, et, comme mon absence peut être de quelque durée, je n’ai point voulu sortir des états de Son Altesse Sérénissime sans la remercier de toutes les bontés que depuis cinq années elle a daigné avoir pour moi. À ces mots le prince comprit enfin ; il devint pâle : c’était l’homme du monde qui souffrait le plus de se voir trompé dans ses prévisions ; puis il prit un air de grandeur tout à fait digne du portrait de Louis XIV qui était sous ses yeux. À la bonne heure, se dit la duchesse, voilà un homme.

— Et quel est le motif de ce départ subit ? dit le prince d’un ton assez ferme.

— J’avais ce projet depuis longtemps, répondit la duchesse, et une petite insulte que l’on fait à Monsignore del Dongo que demain l’on va condamner à mort ou aux galères, me fait hâter mon départ.

— Et dans quelle ville allez-vous ?

— À Naples, je pense. Elle ajouta en se levant : Il ne me reste plus qu’à prendre congé de Votre Altesse Sérénissime et à la remercier très humblement de ses anciennes bontés. À son tour, elle parlait d’un air si ferme que le prince vit bien que dans deux secondes tout serait fini ; l’éclat du départ ayant eu lieu, il savait que tout arrangement était impossible ; elle n’était pas femme à revenir sur ses démarches. Il courut après elle.

— Mais vous savez bien, madame la duchesse, lui dit-il en lui prenant la main, que toujours je vous ai aimée, et d’une amitié à laquelle il ne tenait qu’à vous de donner un autre nom. Un meurtre a été commis, c’est ce qu’on ne saurait nier ; j’ai confié l’instruction du procès à mes meilleurs juges…

À ces mots, la duchesse se releva de toute sa hauteur ; toute apparence de respect et même d’urbanité disparut en un clin d’œil ; la femme outragée parut clairement, et la femme outragée s’adressant à un être qu’elle sait de mauvaise foi. Ce fut avec l’expression de la colère la plus vive et même du mépris, qu’elle dit au prince en pesant sur tous les mots :

— Je quitte à jamais les états de Votre Altesse Sérénissime, pour ne jamais entendre parler du fiscal Rassi, et des autres infâmes assassins qui ont condamné à mort mon neveu et tant d’autres ; si Votre Altesse Sérénissime ne veut pas mêler un sentiment d’amertume aux derniers instants que je passe auprès d’un prince poli et spirituel quand il n’est pas trompé, je la prie très-humblement de ne pas me rappeler l’idée de ces juges infâmes qui se vendent pour mille écus ou une croix.

L’accent admirable et surtout vrai avec lequel furent prononcées ces paroles fit tressaillir le prince ; il craignit un instant de voir sa dignité compromise par une accusation encore plus directe, mais au total sa sensation finit bientôt par être de plaisir ; il admirait la duchesse ; l’ensemble de sa personne atteignit en ce moment une beauté sublime. Grand Dieu ! qu’elle est belle, se dit le prince ; on doit passer quelque chose à une femme unique et telle que peut-être il n’en existe pas une seconde dans toute l’Italie… Eh bien ! avec un peu de bonne politique il ne serait peut-être pas impossible d’en faire un jour ma maîtresse ; il y a loin d’un tel être à cette poupée de marquise Balbi, et qui encore chaque année vole au moins trois cent mille francs à mes pauvres sujets… Mais l’ai-je bien entendu ? pensa-t-il tout à coup ; elle a dit condamné mon neveu et tant d’autres ; alors la colère surnagea, et ce fut avec une hauteur digne du rang suprême que le prince dit, après un silence :

— Et que faudrait-il faire pour que madame ne partît point ?

— Quelque chose dont vous n’êtes pas capable, répliqua la duchesse avec l’accent de l’ironie la plus amère et du mépris le moins déguisé. »

 

***